L'économisme ne connaît pas de limites
L'économie n'est qu'une idée : l'adéquation des ressources. Quand elle oublie sa raison d'être, elle s'égare. Sa domination actuelle coïncide avec l'écroulement des derniers planificateurs. Plus que sa force, c'est la faiblesse des politiques qui apparaît. L'économisation de la Société est le résultat de l'incapacité des décideurs à maîtriser les conséquences de leurs actes.
"L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie" (Guy Debord). Il y a eu un équilibre entre le politique et l'économique, une époque où la politique supplantait l'économie sans l'oublier. Si l'économie, c'est "d'atteindre l'objectif au moindre coût" (François Leveque), la définition des objectifs ne doit pas être économique. Face aux média et à la multiplication des critères, résultat de la crise de 1968, les politiques ont perdus leurs raisons de décider. Face aux accusations de corruption ou au moins de connivence, ils s'en remettent aux choix économiques, tout comme le consommateur. Mais c'est faire du marché à la fois le juge et la partie.
Depuis 1980, ils ont choisis de suivre les flux financiers, laissant le champ libre aux volontés de puissance, comme celles d'Erdogan ou de Poutine, avec les sinistres que l'on connaît.
L'opposition spectaculaire entre le capitalisme et la démocratie est un leurre et, pour la plupart d'entre nous, elle représente la confrontation de l'argent et du pouvoir. Il y a de moins en moins de sens et de pertinence dans les concepts de capital et de libéralisme, mais on dira que c'est bien utile pour la distraction des pauvres. Quand "le Spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image" (Debord), on est au moment où l'existence de taux d'intérêts négatifs montrent que le Spectacle s'est émancipé du capital. Le protocole du Bitcoin signe peut-être la fin de l'universalité de l'argent, remplacée par des échanges direct : quand le troc semble le futur de la monnaie.
La théorie marxiste avait fait du Capital le ressort de la domination, alors qu'il n'en était qu'une forme, sous l'habit de la faculté d'anticipation. A notre époque de fin de cycle, l'investissement dans le futur vaut moins que le présent du divertissement comme moyen pour maintenir la division sociale. Le pouvoir passe de moins en moins par l'argent.
Paradoxalement, l'économie est incapable de penser le long terme. Dans un monde où les hommes politiques ne pensent plus qu'au renouvellement de leur mandat et à plaire aux sondages, ils s'en remettent à la seule idée de ne considérer de valable que ce qui a une valeur immédiate. "Les capitalistes vendront la corde pour les pendre" (Lenine)
L'économie seule n'est pas capable de comprendre le monde : elle considère comme gratuites les ressources naturelles. Elle s'occupe des choses et se pense réaliste, mais à partir d'un point de vue idéaliste et non matérialiste. Elle ne sait pas fixer les prix et prétend se soumettre au "marché". (on voit dans les média que cette soumission est un but en soi : l'abêtissement des masses)
La réduction à l'argent montre vite ses limites : les quantités ne se valent pas et les fonctions continues (*) sont rares dans la nature, où l'on rencontre vite les effets de seuils, si profitables aux petits malins. L'argent est l'esprit d'un monde qui n'en a pas trouvé d'autre. Pourtant, sa route a été semée d'aventures, mais le souvenir de celles-ci est trop désagréable.
Il y a concurrence entre les deux valorisations : le pouvoir et l'argent. L'argent est perçu par le pouvoir comme un agent trouble, fluide et incontrôlable. Le pouvoir est toujours en retard sur l'argent, dans la mesure où celui-ci accompagne le vivant. De là la tentation éternelle du pouvoir de supprimer l'argent liquide et de remplacer la monnaie par une connexion "virtuelle", sur le modèle du contrôle social chinois.
L'argent ouvre une voie sans autre mesure que lui-même. Cette fuite en avant a trouvé dans la croissance une drogue dure qui butte sur les limites de la réalité.
Par opposition à l'écologie qui vise un équilibre, l'économie n'a pas d'horizon. Parce qu'elle ne calcule ni les savoir-faire, ni les cultures, ni la durée, ni la résilience, elle liquide ces valeurs sur lesquelles elle s'appuie.
J.B. Say dit que le prix est la valeur des choses, mais c'est accorder au marché un sens de l'utilité qu'il n'a qu'instantanément : le prix, c'est la valeur échangeable, dans les conditions du moment. On n'est pas libre d'acheter ou de ne pas acheter ... Le prix annule la qualité propre d'une marchandise pour la réduire à sa définition.
La liberté de choix serait donc résistance à la publicité, avec la conscience de son influence ?
Les mercantilistes considèrent que la bêtise individuelle est corrigée par la généralité du marché, seul arbitre d'intérêts rivaux.
Les économistes du marché prétendent que "l'homo économicus" effectue des choix rationnels, cependant le psychologue et économiste Daniel Kahneman a reçu en 2022 le "prix Nobel d'économie" pour avoir avoir réfuté cette idée.
Un marché suppose une population nombreuse, homogène et solvable. Il suppose surtout une organisation. C'est celle-ci que les états modernes ont la faiblesse de ne pas faire. Ils préfèrent faire semblant. Puisqu'il faut suivre la loi des marchés, ils ont abandonné ceux-ci. En fait, ils ne savent pas laisser faire : ils préfèrent ne pas savoir ce qui se fait. Le paradoxe, c'est que les états qui ont fixé des prix autoritairement ont échoués : s'il n'y a pas de marché, les prix n'ont pas d'autorité, et cela entraîne toute une série d'effets pervers. La régulation d'un marché ne peut être l'objet d'un état partisan : il faut un organisme neutre, émanation indépendante des parties.
Cette autorité indépendante des marchés, le pari insensé du néo-libéralisme la met à leur service.
Un marché auto-régulé ne peut mener qu'à la ruine, comme l'a montré Karl Polanyi en 1944. Le marché est nécessaire à la régulation ; il est même démocratique dans sa résistance à la dictature, mais il demande que la régulation lui soit extérieure, qu'elle soit extérieure à l'économie. Cette régulation n'est pas pour autant autoritaire. Elle peut parfaitement être le résultat d'une forte coordination des agents économiques, sociaux et politique, comme Jean Monnet l'a amplement prouvé. La planification n'a pas à être autoritaire, elle doit justifier d'une réelle autorité.
Les pouvoirs publics prétendent influencer les marchés par l'impôt et par les réglementations vertueuses, mais ces ajouts successifs sont sans fin : en plus des questions environnementales, on a besoin d'indicateurs en matière de biodiversité, en matière de résilience du territoire, en matière d’économie sociale et solidaire, et ainsi de suite, alors qu'une décision efficace demande de la clarté.
La question de le pondération des facteurs est d'abord un choix de civilisation. L'économisme n'en est qu'une réduction, dont la critique est actuellement nécessaire. Il n'est que de penser à toutes les richesses, toutes les productions, tous les échanges qui échappent complètement ou partiellement à l'économie : la nature, le bénévolat, les faillites, la criminalité, la guerre, l'aventure, l'amour ...
Il semble que le côté essentiellement humain, et lié au changement historique, de la discipline économique rende l'intellectualité de celle-ci irréductible à un système. Ainsi, l'argent par sa fluidité intrinsèque échappe à l'état, comme on le voit dans les paradis fiscaux que les états eux-mêmes ne cessent de créer. Quand au peuple, il est plus malade de l'argent qu'il a dans sa tête que de celui qu'il n'a pas dans les poches.
Il est intéressant de comparer le sort de deux paradis fiscaux, le Luxembourg et le Delaware. Dans chaque cas, il profite de l'optimisation fiscale à l'intérieur d'un grand ensemble. Mais le Delaware ne fait pas l'objet de réprobation aux Etats-Unis, où l'on considère normal le fait de voter avec ses pieds. La différence réside dans l'idée américaine d'un monde ouvert, séquelle de la ruée vers l'Ouest et l'idée européenne d'un monde fini, fille du Congrès de Vienne. Et c'est vrai que depuis quelques siècles, les terres inconnues se font rares. Il faut penser le monde comme un équilibre, dans lequel ce qu'on donne à l'un est pris à l'autre. Voilà pourquoi le traité de Versailles, d'inspiration américaine, a fait tant de ravage en Europe centrale. Et pourtant, le monde est et restera toujours ouvert, à la merci du caprice du vent ...
Les prêtres de cette religion, les économistes, sont les derniers prévenus de l'envers de leur décor. Toujours pleins d'affirmations, ils se trompent régulièrement : aucun, malgré toute sa mathématique, ne parvient à prévenir des crises successives. Et pourtant, ils continuent ... Remarquons que ces modestes savants restent assez peu payés ... Les multiples lois qu'ils échafaudent sont assez rapidement démenties, et il n'est pas jusqu'à la loi de l'offre et de la demande qui ne se retrouve contredite par l'activité des financiers eux-mêmes.
En face de ce spectacle, le nourrissant et le subissant, on trouve les travailleurs : prolétaires comme entrepreneurs, ceux qui produisent et que la superstructure exploite :
Lettre de Vauban à Louvois
Belle-Ile en mer, le 17 juillet 1683
Monseigneur
Il y a quelques queues d'ouvrages des années dernières qui ne sont point finies et qui ne finiront point, et tout cela, Monseigneur, par la confusion que causent les fréquents rabais qui se font dans vos ouvrages car il est certain que toutes ces ruptures de marchés, manquement de parole et renouvellement d'adjudications ne servent qu'à vous attirer comme entrepreneurs tous les misérables qui ne savent où donner de la tête, les fripons et les ignorants, et à faire fuir tous ceux qui ont de quoi et qui sont capables de conduire une Entreprise. Je dis plus, qu'elles retardent et renchérissent considérablement les ouvrages qui n'en sont que plus mauvais, car ces rabais et bon marchés tant recherchés sont imaginaires d'autant qu'il est d'un entrepreneur qui perd comme d'un homme qui se noie, qui se prend à tout ce qu'il peut ; or, se prendre à tout ce qu'on peut en matières d'entrepreneur, c'est ne pas payer les marchands chez qui il prend les matériaux, mal payer les ouvriers qu'il emploie, friponner ceux qu'il peut, n'avoir que les plus mauvais parce qu'ils se donnent à meilleur marché que les autres, n'employer que les plus méchants matériaux, chicaner sur toutes choses et toujours crier miséricorde contre celui-ci et celui-là.
En voilà assez, Monseigneur, pour vous faire voir l'imperfection de cette conduite ; quittez-la donc et au nom de Dieu, rétablissez la bonne foi ; donnez le prix des ouvrages et ne refusez pas un honnête salaire à un Entrepreneur qui s'acquitte de son devoir, ce sera toujours le meilleur marché que vous puissiez trouver.
Vauban
(*) dans ce cas, si quelque chose varie de façon continue, sa fonction varie également de façon continue