La démocratie demande une aristocratie
Si la démocratie, c'est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, il faut expliquer comment on stoppe la folie individuelle : celle d'un forcené, comme dans les écoles américaines, ou celle d'un fanatique, comme on en voit apparaître actuellement ; il faut expliquer comment on protège les minorités et on empêche les lynchages ou les paniques qui sont des trahisons de l'esprit collectif. On peut espérer voir la discipline partagée, mais ce n'est jamais par tous.
Il faut voir comment la multitude (les masses comme disent certains) exprime sa volonté. Elle a des mouvements propres, mais qui ont besoin pour aboutir d'une sorte de balancier. Ainsi, les mouvements de foules et leurs croyances ont trop facilement fait condamner les originaux ... La tendance à vouloir des chefs qui flattent ses défauts doit être combattue, et elle ne peut l'être que par quelques originaux, justement. La qualité et l'autorité (naturelle) de ceux-ci sont nécessaires pour que le peuple puisse réellement réaliser ses capacités.
Une réunion d'individus peut prendre des décisions collectives, mais ça dépend de sa taille. A quelques-uns, on peut chercher l'unanimité. A 27, c'est déjà beaucoup plus difficile, comme on le voit en Europe. Le marxisme prétend que l'histoire a des causes générales : L'humanité doit se libérer d'un empire des choses. Mais il en est resté à une dénégation de la capacité de l'individu, renouant ainsi avec le fatalisme. Les sociétés ne sont pas égales face aux difficultés et certaines sont plus soumises que d'autres aux accidents. Un facteur qui expliquerait ces différences, c'est peut-être l'organisation sociale entre une partie organisatrice et une partie organisée, ce que Pierre Bourdieu aurait qualifié de domination, mais surtout dans l'échange entre ces deux catégories : lutte ou collaboration et dans sa fluidité : les possibilités d'accès, la remontée d'information ...
Une des tentations du refus de cet échange est la sécession, maladie grave de la société.
S'il faut caractériser la démocratie, c'est le régime politique qui se base sur l'expression et la résolution des contradictions. Supporter et utiliser les contradictions demande de la force, mais renforce en retour. Le groupe n'a pas toujours raison : il faut combattre les préjugés. Le respect des minorités ne va pas de soi. La laïcité par exemple, c'est d'aider la personne à se faire sa propre opinion. De même, les initiatives, les innovations, doivent pouvoir ouvrir des possibilités nouvelles.
La politique, par la mise en scène ou par la délibération, crée une retenue par rapport à l'action : l'expression d'une morale partagée, la raison économique, le fait du prince, rôle tantôt du législatif, tantôt de l'exécutif. Les formes, les institutions et leurs séparations sont absolument nécessaires au respect de la personne sur lequel la démocratie s'appuie.
La démocratie est le régime dans lequel l'Etat reconnaît à chacun, à chaque famille, à chaque localité et à chaque communauté son propre empire, sur lequel il ne peut agir que selon des formes codifiées et contrôlées.
Une sagesse historique, fruit d'un apprentissage long et douloureux, constitue le frein des folies passagères qui prennent parfois les peuples. Ce surmoi national est complexe. L'expression des contradictions doit mener à leur dépassement. La société est naturellement divisée, et pour articuler ces divisions, la démocratie doit se donner les limites qu'elle n'a pas d'elle-même.
Le débat démocratique suppose une confrontation limitée, une civilisation de la conflictualité. C'est pourquoi il y a un extérieur à ce débat, une fermeture. Ainsi, les questions essentielles n'y sont abordées que dans le respect de la personne et aucune politique ne peut justifier les massacres ou les invasions : l'idée d'anéantir, d'exterminer, d'éradiquer un adversaire intérieur est inacceptable. Elle doit être dénoncée comme hors du champ démocratique, comme inhumaine, stupide et inefficace. Les essais de justification de tels excès de pouvoir ne doivent pas tromper : un gouvernement que l'on n'aime pas ne justifie jamais une guerre. Seuls ses actions sont à prendre en compte.
Le débat doit être public, et ses raisons également. C'est le pari que les citoyens sont à même de résister aux provocations.
L'inégalité est nécessaire à la priorité de la politique sur l'économie, mais cette inégalité ne doit pas figer les conditions sociales.
Si Tocqueville fait suivre la démocratie de "l'égalité des conditions", il s'agit d'une égalité fondamentale, qui accorde à chacun la même valeur mais pas le même destin. C'est une possibilité d'existence, ça ne peut pas être une garantie. L'idée que tout est égal n'est pas solide. Ceux qui disent "chacun ses goûts" n'aiment pas n'importe quoi.
Un récit collectif est absolument nécessaire. La cohésion sociale ne peut être artificielle. Une majorité doit se dégager et décider. On oppose parfois la minorité agissante à une majorité qui serait suiviste. Ce n'est exact que jusqu'à un certain point. La majorité doit intégrer les évolutions proposées par la minorité, et elle n'aime rien moins que de s'y sentir obligé. Les militants de la culture se doivent d'être modestes. Tout le monde n'est pas prêt à la vie d'artiste, et les bureaucrates subventionnés sont mal placés pour donner des leçons à ceux qui les payent.
Ce régime est toujours incarné. Il ne s'agit pas d'une idéologie. Le premier exemple est la cité athénienne, dont on a facilement fait remarquer qu'elle ne comprenait qu'une minorité d'hommes libres. Dans l'époque moderne, le gouvernement résulte du débat entre des représentants élus. L'élection est la cristallisation de ce débat. Si la Suisse est la fédération des petits collectifs de ceux qui prennent le domaine public au sérieux, l'Angleterre fait depuis la "Magna carta" de la dialectique entre deux partis le champ de la réflexion politique, et le système présidentiel, en France ou aux U.S.A., permet aux communautés de se reconnaître en un homme. Le fonctionnement de ces régimes doit être jugé en fonction de leur capacité à inclure chacun et à permettre l'élaboration d'une politique issue de la discussion.
Le parlementarisme s'appuie sur l'existence d'une classe dominante ouverte qui était historiquement la bourgeoisie. Mais dans la société spectaculaire-marchande, l'élection n'est plus que le sondage qui permet une gouvernance plus fine. Les représentants se sont libérés de leurs électeurs. Les hommes politiques de la démocratie sont des commerciaux : ce qu'ils vendent, c'est eux-même. Il n'est pas sûr que ce soient les plus qualifiés pour diriger un pays.
De la guerre naît la domination des guerriers : c'est l'aristocratie, qui culmine dans la société de cour et le culte de l'honneur. L'honneur, comme la domination guerrière, sont des fonctions sociales. Lors du remplacement par la bourgeoisie, c'est la nécessité rationnelle, et d'abord économique, qui s'impose. L'honneur a cédé la place à l'intérêt. Cette dictature des choses alimente la question sociale, mais il serait possible de rétablir un critère humain dominant l'économie, un critère éminemment politique : la hiérarchisation. Ainsi, c'est "en dernier recours" que le prix des choses s'impose. Mais est-ce vraiment le "dernier recours" ?
Malgré la révolution française, malgré le "politiquement correct" et la sensibilité romantique, les guerriers resteront toujours dominants, ne serait-ce que parce que la sécurité est le bien dont dépendent tous les autres. C'est la qualité des guerriers qui est en question. L'aristocratie chrétienne, entre autres, a développé la courtoisie, la soumission du gentilhomme à la défense de la faiblesse. La communauté des guerriers, des militants, des "indignés" et autres "motivés" doit être au service de l'humanité. Ce lien est fondateur. Une élite doit se dissocier du mépris hautain de l'ancienne aristocratie et de sa dégénérescence héréditaire. Le parlementarisme prétend à une direction plus intelligente, mais celle-ci doit savoir rester modeste face à la science, à l'expertise et à l'exigence de vérité.
Derrière l'apparence démocratique, les républiques modernes sont des aristocraties du mérite. Cette verticalité fonctionne avec la cooptation, l'économie et les concours (élections, compétitions et autres concurrences). La cité dépend de ses citoyens, et seuls sont citoyens ceux qui la défendent. La justification de l'ancienne aristocratie guerrière reposait sur la force et sur son histoire : c'était la geste historique. Le critère de reproduction de la bourgeoisie, après l'essai ridicule du suffrage censitaire, a été l'humanisme. Sa décadence au 20ème siècle l'a remplacé par la technophilie des mathématiciens, concurrencée maintenant par les sciences sociales du marketing.
Une aristocratie du mérite a pu être ébauchée par la troisième république. Elle a failli avec la question coloniale et ne peut pas former une classe sociale. Elle est à réinventer. On sait que le mérite n'est pas une notion objective et que son appréciation est conservatrice. Il n'y a qu'une noblesse : celle du travail. Encore faut-il comprendre là le bon travail, c'est à dire l'oeuvre qui permet la réalisation de l'ouvrier. En art, il s'agit de l'empathie, en science de la curiosité, en technique du soin, et en toute chose d'une qualité qui ne peut être totalement formalisée.
La politique est liée à la cité, comme l'étymologie du mot l'indique. L'esprit civique est le déplacement sur un objet commun de la passion de protection personnelle. Ainsi la Patrie a été la création de pères de familles protégeant leurs enfants.
La bourgeoisie économiste a certes comme raison l'objet, mais elle se veut sujet de l'histoire. Elle résout ce paradoxe par son idéalisme : son règne prétend à un néo-humanisme, au maintien de la culture et de la civilisation. C'est avec ce guide qu'elle se sélectionne et se reproduit. Ainsi, elle prétend reformer une nouvelle aristocratie (le gouvernement des meilleurs).
Marx montrera que les conditions matérielles s'imposent à cet idéalisme. La bourgeoisie sera en butte à l'impératif technique d'efficacité, qui aura tendance à demander une oligarchie technocratique, minorité réellement coupée du peuple.
Le défaut de l'oligarchie, c'est que son isolement même la condamne à l'inefficacité. S'il y a une élite, elle doit vivre ce que vit le peuple, sans y être enfermée.
L'opinion publique est en démocratie la source de toute autorité ; cependant elle s'égare facilement en priorisant le sentiment sur la raison. La démocratie fait le pari de la liberté d'opinion et le triomphe de la vérité. En réalité, ces victoires doivent être aidées : un personnel dévoué est nécessaire. Sans lui, les manoeuvres intéressées ont le champ libre pour détourner ou menacer ce qu'elles veulent influencer. Un parlementarisme dévoyé qui ne serait que l'élection de propagandistes éclairés par des lobbys serait une caricature.
L'opinion publique doit être éclairée. La liberté académique, comme la liberté d'expression, ne sont pas des luxes hypocrites. La vérité doit triompher des clans, et la justice de la vengeance. Personne ne va de lui-même chercher des contradicteurs : il y a un seuil à franchir pour pouvoir s'exprimer, et ce seuil ne doit pas être organisé par le pouvoir.
Le bon goût a mal digéré l'art moderne. La culture est dévaluée par le spectacle, sa revendication horizontale, ses mensonges et sa faiblesse. Le pouvoir a été désacralisé. Les exemples abondent pour montrer que les dirigeants ne sont pas plus intelligents que les dirigés ; pourtant, ils devraient l'être. Ils doivent être formés et continuer à se former. Une partie de la critique des élites vient certainement de leurs erreurs et de leur suffisance, bien plus visibles que dans les dictatures.
La confusion a profité au maintien en place des groupes constitués, et quand cet "ascenseur social" ne fonctionne plus, c'est la place pour le populisme, autre nom de la démagogie. La "méritocratie" devient un danger lorsqu'elle se reproduit : le mérite ne peut être qu'individuel, et nouveau. N'importe qui doit pouvoir y prétendre : l'élite est au service du peuple.
Gouverner, c'est prévoir. On devrait demander à chaque élection que les candidats présentent leurs visions. Bien entendu, on admettra que celles-ci sont datées et que les événements extérieurs peuvent parfaitement modifier cette trajectoire. Il est même souhaitable que les décideurs réexaminent régulièrement leurs choix. Simplement, qu'il le fasse publiquement. La sincérité de chacun doit être supposée à priori et la modestie de mise.
Les esprits simples jugent d'après l'étiquette, et confondent la hiérarchisation avec la domination. Mais prioriser est le début de l'intelligence, comme maintenir des priorités obsolètes sa fin.
Il y a actuellement une crise de la méritocratie : les étudiants ne proviennent plus que des classes aisées. La classe moyenne, dans tous les pays occidentaux, se paupérise pendant que les plus riches (The One Percent) se retrouvent entre eux. L'idée de penser la société comme un agglomérat de communautés séparées, et la nécessité subséquente de valoriser également chaque communauté élimine la possibilité pour un individu d'évoluer. Si les rôles visibles sont distribués selon une répartition basée sur l'égalité des communautés, on n'est plus à une place parce qu'on est compétent, mais parce qu'on est une femme, un noir, etc ... Ce qui est une insulte à ces individus, et le certificat de leur incapacité à concourir.
On a appelé socialisme scientifique la doctrine de Joseph Staline consistant à donner satisfaction aux différents groupes selon leurs capacités de nuisance : "Celui qui ne crie pas ne mange pas" (Georges Clémenceau). Le nouvelle version consiste à modifier ("corriger") les mouvements réels (positions, volontés ...) pour "mixer" les populations, avec un discours sur l'injustice (les plafonds de verre, les héritages, les discriminations ...). Le point commun à toute cette "ingénierie sociale" est de modifier le peuple pour le rendre conforme aux souhaits des dirigeants. Le sommet est atteint lorsque l'état fait la morale aux citoyens.
Bien sûr, on est loin de la démocratie athénienne.
Une minorité vit dans des métropoles et partage une idéologie de l'ouverture et du multiculturalisme, mais, comme Chistophe Guilly l'a montré, cette idéologie masque les moyens de distanciation que cette élite utilise. Le gros de la population, le monde "périphérique", devient invisible et est réduit à chercher son espoir dans les extrémismes.
Sans surprise, la résistance au changement de cette minorité va se draper dans une forte démagogie : c'est elle qui, face au peuple, sera "la gauche", le "progrès", et qui finira, comme on le voit au Venezuela, par prétendre être à elle seule la démocratie.
L'ancien leader était celui qui montrait les priorités, ce qui ne peut pas plaire à tout le monde. Cette orientation est maintenant ce qui manque, de plus en plus visiblement.
La Société du spectacle a sélectionné un nouveau type de dirigeant : moins de projets, plus de procédures. Certes, la fin ne justifie pas les moyens, mais l'autonomie de ceux-ci rend tout débat superficiel : c'est le présent permanent dont parlait Guy Debord.
On ne demande pas de diplôme pour être élu et il y a des exemples d'hommes condamnés par la justice que leurs électeurs rappellent. L'aristocratie est ici remplacée par la prééminence des ambitieux trompeurs. L'état, si facilement moralisateur, n'est pas à une contradiction près. De même pour la langue, quand les arguments ou les démonstrations sont remplacés par des "éléments de langage". Et également pour la justice ou le raisonnement, remplacés par le scoop.
Les média veulent la transparence et réagissent violemment lorsqu'une émotion semble légitime : un enfant giflé, c'est un scandale (et c'est souvent vrai, mais parfois faux). On demande la vérité et on juge immédiatement. Ce travers conduit à une démagogie molle et velléitaire. La démagogie est la pire ennemie de la démocratie. Elle résulte de la faiblesse de la direction de la société. De même qu'un patient souffrant d'anorexie est persuadé qu'il est trop gros, une population frustrée entretient sa frustration. En face, la force de savoir fermer les yeux sur quelque chose de connu, mais qui doit rester étranger, s'appelle la tolérance. Il n'est donc pas étonnant qu'elle soit fragile. Les héros sont fatigués, et facilement conspués.
Gouverner demande d'abord d'être informé. Les démocraties sont les régimes dans lesquels cette information est publique, mais de toute façon, elle doit être de qualité, ce qui est contradictoire avec le Spectacle et il est parfois difficile de parler.
L'espace cyber doit être public. Voilà quelque chose que l'Europe pourrait faire.
Les média, tout comme le marketing, rétrécissent la société en confortant les idées reçues. La vérité compte moins pour eux que l'opinion et leurs exhortations, comme les produits verts ou l'antiracisme, sont moins efficaces que les flux de soumission qu'ils propagent. Ils sont les jouets des lobbys.
L'insatisfaction due à des institutions figées a laissée entendre que la démocratie pouvait se résoudre par le pouvoir des consommateurs, mais le consommateur n'est pas un citoyen ; il est simplement calculateur.
La caricature de la démocratie que représente la démagogie est le résultat du consumérisme : lorsque l'autorité n'émane que de celui qui choisit et qui a une prime à la versatilité. Rien de suivi ne peut advenir. Plus qu'à la démocratie, c'est à la civilisation que le consumérisme porte les plus durs coups. Ainsi, la transmission n'est plus assurée, la vérité n'est plus recherchée, la fidélité devient un obstacle : Il n'y a pas de divorce heureux.
La susceptibilité du consommateur et le mépris qui l'entoure ont fondé le mouvement "woke", dans lequel chacun est prisonnier de sa condition. Mais se libérer de celle-ci ne veut pas dire la détruire. Le refus de la contradiction se justifie par la paresse : On ne peut pas s'intéresser à tout, et entre deux choses, il y en a toujours une plus nécessaire, comme dit Confucius. Il ne faut pas sélectionner les faits qui nous confortent, or l'idéologie permet de ne pas voir certains faits, de se protéger de la réalité. Il y a des faits dérangeants ; il y a des choix politiques, mais celui de se fermer est une erreur : on retrouve les généralisations fatalistes : toujours, jamais, tous ...
L'idée que le pouvoir réside dans chaque expression ne mène qu'au complotisme : La polarisation des média ne nous aide pas. Certes, il y a toujours une sélection de l'apparence, du dicible, de ce que l'on peut entendre, de l'évident et du pertinent. La liberté d'opinion et d'expression, comme toute liberté, est une tendance, une volonté. Au début du 20è siècle, c'était l'expression de gauche qui était limitée ; maintenant, c'est celle de droite. Mais il y a toujours des échappatoires, et l'intérêt de l'interdit. On voit ici ce qu'on a appelé "l'état profond", c'est à dire l'inertie de l'administration.
Toute une philosophie politique considère qu'il ne faut pas dire ce que l'on fait. Cette vieille maxime antidémocratique semble redevenir d'actualité dans la Société du spectacle. Et c'est ainsi que la gauche fait une politique de droite et la droite de gauche.
Dans l'Athènes de Périclès, comme chez les bourgeois suisses, la démocratie fonctionnait avec des représentants et des stratèges. De même, elle n'a jamais prétendu que tous les citoyens se valaient et que l'un pouvait indifféremment remplacer l'autre. Si "nous naissons tous égaux", nous ne le restons pas longtemps. Il y a des génies individuels et des environnements favorables aux talents. La démocratie grecque se méfiait des hommes trop capables qu'elle éloignait parfois (elle les ostracisait), mais elle prétendait cultiver en son sein des hommes de qualité. On lira chez Thucydide la lutte entre l'aristocratie et la démocratie, qui ne sont pas toujours opposé. Les populistes s'attaquent à l'establishment, mais celui-ci n'est pas une aristocratie. Des bateleurs, des amuseurs publics occupent la scène derrière laquelle des techniciens s'appliquent à servir le capital. Il reste quelques créateurs, et quelque liberté au peuple, mais la maladie gagne du terrain ...
Est-ce vraiment pour la démocratie que les Tunisiens ou les Ukrainiens se sont levés ? Ne serait-ce pas plutôt contre la corruption ? Et s'il faut définir une aspiration positive, c'est du respect que ces peuples ont voulu. Ceci ne correspond pas exactement à nos élections, ni à notre presse. De là à revenir aux théories marxistes d'une vraie démocratie sans élections, il y a un pas ... Mais la lutte contre la démagogie fait aussi partie de ces aspirations. Après, certains vont redécouvrir le tirage au sort comme mode de choix des décideurs. En fait, c'est la séparation de ceux-ci et du peuple que tous condamnent. Pourtant, toutes les têtes ne se valent pas : ce sont les critères de l'élite qui sont douteux. Ce sont ces critères que la "démocratie participative" ne vise qu'à accepter.
Ne pas prendre ses adversaires, et le peuple en général, pour des imbéciles ; voilà déjà un signe d'un bon gouvernement.
La décision doit être collective, mais comment faire : tout le monde n'a ni la même compétence, ni le même intérêt. C'est le problème du scrutin. La démocratie ne repose pas essentiellement sur la représentation, et on peut même dire qu'un référendum s'y oppose. Ce n'est qu'une communication à sens unique, de même que l'information n'est pas communication. L'élection n'est pas un véritable vote, ce n'est qu'un choix. L'expression populaire ne se résume pas dans le soutien ou le refus d'une personne ou d'une question.
D'une part, un système basé sur l'élection, comme le notre, peut avoir comme première conséquence de mettre les démagogues au pouvoir, d'autre part le vote populaire n'est pas forcément fondé. Parfois, l'indépendance d'un acteur est une meilleure garantie de démocratie (Justice, Banque centrale, Commissions de contrôle, Audits ...). Le vote peut avoir une fonction pédagogique, mais les questions importantes demandent une sérieuse réflexion. Le vote est alors la confirmation nécessaire d'une politique.
L'organisation des scrutins importe plus qu'on l'imagine. Le scrutin proportionnel rend l'état instable, comme on le voit en Israël ou en Italie. Condorcet a étudié les effets négatifs de certains modes et les mathématiciens Balinski et Laraki ont présentés la préférence majoritaire comme une solution astucieuse.
Les dictatures détestent les pouvoirs intermédiaires, les contradictions et en général, toute autonomie en dehors de leur pouvoir. On y oublie par exemple que le respect de la propriété privée a été une conquête populaire, comme l'existence de lois universelles ; que répondre aux questions par la discussion est une force, pas une faiblesse. La dictature s'appuie sur un parti démagogique pour saper toute puissance concurrente. Si l'élection reste la meilleure et sans doute la seule possibilité de censurer un pouvoir organisateur, elle ne permet pas toujours de répondre au besoin de personnalités capables de résister aux modes.
Une catégorie sociale s'impose en général et tend à se reproduire. Ce n'est pas contraire à la démocratie, mais celle-ci demande la vérité et le contrôle de cette reproduction. Quand les décisions ne sont plus justifiées, quand les justifications sont fausses, la démocratie a disparue. Quand les dirigeants ne montrent plus de compétence, ils tombent dans la démagogie, signe patent de leur faiblesse.
Dans tous les régimes politiques, une catégorie domine. Plus que le choix de cette catégorie, c'est sa liaison avec le reste du peuple qui importe. Une élite ne peut exister que si elle s'expose à la critique, si elle combat l'élitisme. Des dirigeants sont incapables d'imposer une démocratie : on a vu les échecs américains en Irak ou en Russie, tandis que des relais populaires ont réussi en Espagne, au Portugal, à Taiwan, ou dans l'Est de l'Europe, par exemple.
Les marxistes ont cru que cette catégorie pourrait former un parti sans s'isoler du reste de la société ; l'histoire a montré le contraire.
Il y a une sagesse du peuple, comme il y a une folie. L'homme vertueux sait s'opposer à la panique, à l'ostracisme, au lynchage. Il ne partage pas les préjugés d'un groupe. Mais en même temps, il ne fait pas partie d'une minorité qui imposerait sa volonté, comme on l'a vu avec la purification ethnique en Yougoslavie. Nous avons tous nos moments dirigés par l'habitude, en "pilote automatique" ; et bien, c'est pareil pour les peuples. L'éducation, l'information ne doit pas chercher à plaire, mais à élever.
Les chercheurs David Dunning et Justin Kruger ont mis en lumière l'effet qui porte leur nom, selon lequel une faible connaissance d'un sujet va de pair avec la certitude. On a pu dire que les personnes qui ont le plus de confiance dans leurs connaissances sont celles qui en ont le moins. Cependant ce résumé est fallacieux : si l'ignorance est elle-même ignorée, la connaissance apporte quand même une certaine confiance, pondérée certes par la relativité, mais décisive. Ceci ne remet donc pas en cause le jugement majoritaire, mais plaide simplement pour l'éducation à la tolérance et la protection de l'action des minorités.
La communauté se distingue des individus et ne peut être valorisée que par quelques-uns, justement. Cette ambiguïté, avec la tendance humaine à vouloir être pris en charge d'un côté et la folie du pouvoir de l'autre, fait toute la difficulté du dirigeant démocrate. Dans la population se dressent quelques individus qui, pénétrés de l'estime qu'ils lui portent, veulent lui rendre ce qu'elle leur a donné. Ceux qui luttent contre ses mauvais penchants pour exprimer toutes les vertus qu'elle recèle. Là est la vraie aristocratie : le gouvernement des meilleurs. C'est dans la transmission héréditaire que la décadence de l'aristocratie a commencé, parce que l'absence d'un système fiable de transmission a conduit à de nombreuses guerres civiles. C'est dire que toute aristocratie doit être nouvelle. Et qu'il n'y a qu'elle pour défendre la démocratie. Personne n'a à priori de vocation de responsable.
Des personnalités dévouées au bien commun se détachent parfois, avec souvent un sentiment de supériorité, comme Winston Churchill, Charles De Gaulle ou Mustafa Kemal. Et malgré leurs erreurs et leurs travers, elles portent la communauté à se dépasser, à se réaliser. Leur indépendance contraste avec leur milieu politique et elles n'ont pas de successeur. Elles ne peuvent réussir que si, bravant l'impopularité, elles retrouvent la confiance du peuple, sans lequel rien ne se fait.
Michel Onfray, qui définit celui-ci comme celui sur lequel s'exerce le pouvoir, montre la différence entre Rome et Athènes : Rome comprenait la plèbe là où Athènes utilisait des esclaves. Paradoxalement, c'est lorsque le pouvoir se distingue du peuple qu'il peut y avoir démocratie. Les dictatures prétendent elles-mêmes être le peuple. La possibilité de contradictions, de pouvoirs intermédiaires variables, de règles indépendantes et quasi-permanentes est consubstantielle à la démocratie. Même si elle fait le dépit des esprits faibles, elle demande à se prendre en charge soi-même. Tout le monde n'est pas démocrate. En ce sens, la laïcité est nécessaire. On ne fait pas le bonheur du peuple malgré lui.
La politique spectaculaire a montré son incapacité à publier les éléments de décision : le prix de la vie ne peut pas s'afficher. Il en résulte malheureusement que les décideurs sont limités à un relatif secret. Ils sont ainsi supposés avoir la vue la plus large possible, ne pas penser à eux, mais à la collectivité. Certaines institutions vont dans ce sens, alors que d'autres s'en éloignent.
Les institutions ne sortent pas du néant. Ce ne sont pas des structures en soi, mais elles sont inextricablement liées à une civilisation. Ainsi, on ré-imagine la démocratie à chaque époque.
Les totalitarismes du XXème siècle ont développé un contrôle des individus qui n'a pas disparu. L'uniformisation de la mondialisation a même permis de mettre les pauvres en concurrence.
A l'opposé de l'état de guerre, dans lequel le fort écrase le faible, la coopération montre une plus grande intelligence et garantit plus efficacement la survie du genre (Pierre Kropotkine). La démocratie réside ainsi plus dans l'ouverture et les liens d'une société que dans la personne des dirigeants. Sa supériorité sur la dictature réside dans son équilibre auto-régulé, que la superstructure doit permettre. C'est ce qu'on appelle la résilience.