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Objectivité et République, Vérité et Démocratie

La Démocratie et la République s'appuient sur l'objectivité : c'est l'idée que la vérité transcende les pouvoirs. La politique et la souveraineté acceptent une limite : celle de la vérité. Depuis l'antiquité grecque, on sait rechercher et respecter son expression, et notre civilisation s'est développée à partir de là.

Il semble que ce soit vers 1680 qu'on ait découvert le doute méthodologique qui a permis la science moderne. La critique permet de démêler le vrai du faux. C'était un pas décisif vers la vérité phénoménale : mais la science de la nature ne sait que distinguer ce qui est faux de ce qui ne l'est pas, qui n'est pas pour autant vrai.
Ce qui est dévoilé comme faux l'est vraiment, mais le faux a sa séduction. La science n'admet une théorie que si elle est critiquable. On ne peut approcher la vérité si l'on refuse les contradictions.

La proposition de Karl Popper doit pouvoir se résumer ainsi : la Science n'établit pas des vérités, elle démasque les erreurs. La controverse entre la réfutation et la vérification n'est pas solide. Dire d'un célibataire qu'il est sans enfants n'est pas une vérité, c'est une tautologie, une définition du mot. Les Sciences sont ainsi limitées à la compréhension de la Nature. L'abstraction pure, comme la logique et toutes les mathématiques, ne sont alors pas des Sciences, mais des Arts, et ceci permet un éclaircissement sur la vérité en Art. Comme le classicisme l'avait supposé, il y a bien des vérités en Arts, mais ces vérités ne sont pas exclusives. Il y a d'autres géométries que l'euclidienne, tout le monde le sait. Il y a d'autres gammes que le blues. Mais il existe, à chaque fois, une harmonie, comme dans une octave, ou pas. Ceci doit permettre une juste critique de l'Art en apparition, comme celui que l'on nomme contemporain, ce qui est une façon de ne pas le nommer.

L'idéologie ne voit la vérité que lorsqu'elle correspond à ses thèses. "L'homme normal ne recherche la vérité qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités" J.F. Revel (La connaissance inutile) : les croyances sont imperméable à l'information et voient dans leurs échecs réels des causes idéologiques.

La Société du Spectacle a usé et abusé du mensonge, des enquêtes sur la mort de Kennedy aux armes de destruction massive en Irak, de la fausse interview de Castro par PPDA aux dénégations de Poutine, elle dilapide son peu d'autorité et renforce toujours plus les croyances complotistes ou sectaires.
Les pouvoirs ont toujours tendance à privilégier leur subjectivité, comme Edward Snowden ou Julian Assange nous l'ont bien montré. On peut juger une démocratie à sa façon de présenter l'histoire. Même si l'invasion du Koweit justifiait amplement la guerre qui a suivi, les Etats-Unis ont eu recours au mensonge des couveuses volées pour s'assurer d'un vote. C'est l'aveu souvent exprimé de la méfiance des gouvernants envers leur population.
La défense de la vérité, d'une information solide qui ne craint pas d'exposer ses doutes et de déterminer ses conclusions, ne sont pas assez prises en compte par nos dirigeants, qui s'imaginent peut-être que le flou, le remplacement d'un scoop par un autre les sert, jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que des "récits alternatifs" s'imposent et qu'eux-mêmes sont déconsidérés. C'est toujours trop tard et la correction ne peut manquer de venir.

Il y a un biais cognitif qui pousse à toujours chercher confirmation de son opinion et un effort nécessaire à l'acceptation de l'altérité. A la paresse commune répond la valorisation de l'habile menteur, du séduisant magicien, qui fait rêver là où la connaissance est contrainte. La responsabilité a un prix. Il faut déjà vouloir réfléchir.
Depuis le web 2.0, les bulles de filtres mises en place ont restreint internet à sa proximité. Depuis les chaînes d'informations en continu, la course à l'audimat a privilégié les oppositions spectaculaires. Depuis les réseaux asociaux, les gens sont amenés à former des "communautés" restreintes. Tous ces phénomènes se conjuguent pour tendre à la radicalisation, c'est à dire à l'exacerbation de la particularité du point de vue et à la difficulté de la recherche d'une vérité objective. Sur ce fond se surajoute les forces qui n'ont jamais cessés de vouloir déformer la réalité pour pouvoir soumettre les autres. L'abandon de la défense de la vérité signe la plongée de l'humanité dans des ténèbres dont on ne connaît pas la sortie.

Un nihilisme contemporain refuse la notion d'objectivité, ou plutôt refuse d'en tenir compte. Il rejoint là un retour du fanatisme religieux.
C'est le prix de l'anthropocène : "L'humanité dans son ensemble apprenait, du moins pendant la période historique dont nous avons des traces écrites, que certaines parties de l'environnement ne peuvent être soumise ni par la force ni par la flatterie. Pour les contrôler, il faut apprendre la logique de leur comportement, au lieu d'imposer à tout prix ses propres désirs. Ainsi, le savoir et la tradition de la technique, bien qu'empiriques, tendirent à créer l'image d'une réalité objective." Lewis Mumford (Technique et civilisation)
Le progrès a consisté en partie à se libérer de ce respect de la réalité. Le Post-modernisme a favorisé la bêtise d'un relativisme extrême où tout est égal et l'objectivité hors d'atteinte. C'est refuser l'impartialité et laisser libre court à toutes les bêtises. Quand le discours remplace le récit, l'information dirige, elle n'éclaire plus.

La République et la Vérité ont, dès Rome, fait cause commune. Pour la démocratie, reste la question de la démagogie, qui n'est pas si simple. La corruption est une maladie plus grave que ses effets économiques. La séduction propre au Spectacle, tant dans les média que chez les politiques les pousse aux approximations et aux images simples, voire simplistes qui dégradent la démocratie. Il est curieux qu'on demande aux média d'être indépendants, mais pas d'être compétent, alors qu'ils sont d'abord soucieux de leur autorité.
Si pour Revel c'est une minorité qui cultive l'anomalie de la curiosité intellectuelle, le goût pour les faits et l'intérêt pour la vérité, il reste à en convaincre une majorité, plus soucieuse de rester dans ses idées reçues. Plus que la soumission dénoncée par La Boétie, cet attachement au confort mental marque la différence entre la république et la démocratie.

Si la vérité est transcendance, l'objectivité n'a pas la même force. Dans le récit par Thucidyde de la Guerre du Péloponèse, nous admirons le fait qu'il présente les deux points de vue, et nous admirons aussi les discours de Pericles. Mais n'y avait-il pas d'aussi grand stratège à Sparte ? N'y avait-il pas d'autres points de vue, par exemple celui des Perses ?

Un des pièges de la démocratie ("le moins mauvais des systèmes" disait Churchill) est que la vérité est invoquée lors d'élections, et dès lors, devient enjeu. Ce qui, en fait, en diminue la force.

Quelques exemples, comme la Thailande, montrent que la démocratie ne peut fonctionner que si le peuple admet que son unité dépasse ses composants. On retrouve ces difficultés dans les assemblées de copropriétaires, comme on voit les limites de la multi-culturalité. Une décision collective ne peut émaner que d'une communauté qui admet la contradiction.
Descartes voit la science commencer lorsque l'on peut compter. L'extériorité de l'observateur est nécessaire pour lui permettre de sortir de ses idées reçues ; mais on ne peut pas s'empêcher d'avoir des idées reçues. C'est même l'usage du langage et la condition de l'intelligence. Aller plus loin commence lorsqu'on reste curieux de s'en servir ...

La vérité n'est pas relative, mais elle est subjective. Les enquêteurs savent que deux témoins d'une même scène voient deux choses différentes et deux interprétations parfois opposées. Le témoignage trompeur a ses raisons. Cependant, il y a une curiosité, une ouverture d'esprit, une capacité d'apprendre du réel qui permet la vérité et qui lui est nécessaire.

"Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas... Les mots y manquent... C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel." Jacques Lacan


Document : La guerre du Péloponnèse par Thucidyde (-411)