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La Nature méconnue

La Nature, le sauvage, sont devenus des mythes ; quand la pratique tend à être remplacée par la technique, ils ne sont plus compris par une grande partie des humains. "De nos jours, ceux qui aiment la Nature sont accusés d’être romanesques." (Chamfort)

Avec l'anthropocène, l'humanité a cru pouvoir vivre d'une façon totalement artificielle, et il s'est trouvé des "écologues" pour considérer la nature comme une construction sociale et culturelle. L'altérité s'est cependant chargée de condamner ces fictions structuralistes.

L'idée que l'on se fait de la Nature a fortement évolué. La Nature dans l'antiquité correspondait à ce que nous appelons maintenant "la réalité". Cette acception existe encore dans les expressions "un défaut de nature" ou "la nature des choses". La Nature est vue comme une totalité essentielle, liée à la religion, dans laquelle nous existons comme une partie. Cette idée continue jusqu'au début de l'époque moderne, et l'on parle de la philosophie naturelle pour décrire les phénomènes que l'on observe (1).

A partir de la Renaissance, la connaissance des lois naturelles va permettre la critique de la réalité : la libération viendra alors de la maîtrise de ces lois. L'homme moderne n'est plus modeste.
"Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant ; celle de l'homme contre la nature, de l'esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité." (Michelet - Introduction à l'histoire universelle)

Le modernisme s'est construit en s'opposant à la Nature. La séparation entre le corps et l'esprit, pour artificielle qu'elle ait été, et peut-être pour cela, a été le terreau de la domination de l'Idée. L'homme moderne considère la Nature comme une chose gratuite mise à sa disposition. Il s'en sent totalement extérieur et prétend la dominer. Le progrès vient de la libération des contraintes, et celles-ci ont le visage de la Nature.
Aurelien Barrau montre avec raison que les fondements de notre développement économique résident dans une destruction de la Nature ; Jean-marc Jancovici explique que le "progrès" a consisté à monétariser cette dernière.

Cette civilisation s'est épanouie sans tenir compte du besoin d'équilibre. Sans doute, avec la mémoire des millénaires d'avant l'anthropocène, a-t-on supposé que la vie rééquilibrerait les déchets et les désordres qu'on y introduisait. C'était valable jusqu'à un certain point. De là l'importance de la question de la densité humaine et urbaine. En ce début du 21è siècle, il y a plus d'humains vivants que tous ceux qui les ont précédés, et 2% de la surface de la terre concentrent 54% de la population.

Le refus des limites est le marqueur de cet esprit artificiel. Ainsi, aux U.S.A. les défauts de ce mode de vie urbain et artificiel, qui avait été poursuivi avec tant d'énergie, sont apparues dès 1950. Sa critique, entre autres marxiste, a établi l'aliénation comme maladie de ceux qui s'éloignent de leur Nature.
Les caprices de ceux qui croient avoir le choix d'être autre chose que ce qu'ils sont, oublient que hors de la Nature, nous ne sommes rien. Ainsi les caprices post-modernes sur l'identité se ramènent-ils au nihilisme.
"S'entêter contre un défaut de Nature, c'est de la puérilité, si ce n'est de la bêtise" (Epictète)

L'espèce humaine est d'abord prédatrice : ce que Nietzsche a reconnu comme joie de la destruction est le pendant de l'humanisation du monde prônée par Hegel.
Jusqu'à un certain point, la destruction peut être créatrice (Joseph Schumpeter) : l'agriculture a souvent été basée sur cette idée. Un jardin n'est pas un espace sauvage : la fertilité peut être aidée ; devant les catastrophes annoncées de l'artificialité, il faut maintenant rappeler que l'activité humaine n'est pas nécessairement nuisible.
Le mouvement est nécessaire et même les plantes utilisent les animaux pour faire leur ménage. Cependant, l'équilibre qui en résulte a ses limites. La "sélection naturelle" s'inscrit toujours dans un contexte et n'a pas de but.

Sans tomber dans l'esprit de système, on peut distinguer dans l'univers ce qui est mort et ce qui est vivant. (Eros et Thanatos) Ce qui est vivant communique et forme une unité, dont nous faisons partie, tandis que chaque élément mort est mort pour les autres. Le vivant se caractérise par son équilibre dynamique, qui se reconstitue sans cesse, avec sa prolifération qui parait désordonné à notre esprit, et ses maladies comme l'eutrophisation.
Plutôt que l'opposition Eros-Thanatos, entre la vie et la mort, la Nature oscille au rythme de la respiration : inspiration - expiration. (Yin - Yang, Masculin - Féminin)
Le vivant échappe à notre esprit de système et le puritanisme ne le comprend pas. Les déserts sont les lieux de création des religions.
Si l'on prend le critère du vivant contre le mort, on aboutit à un tout autre art du jardinage.
A contrario, l'espace "de vie" de l'homme moderne est totalement mort, en béton et pétrole. Par exception, on y trouve parfois une fleur coupée, une plante en pot ou un animal domestique muni de son collier anti-puce ...

Seule réaction à la tendance à l'entropie de la matière, la vie recrée sans cesse de l'unité, dans un mouvement permanent.
"La Nature est d'une part ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est et, d'autre part, ce qui possède en soi les principes de son développement. Un animal ou une plante sont naturels car ils s'altèrent selon les lois spécifiques à leur état." Thierry Paquot (Petit manifeste)

Pour la vie, l'immobilité est impossible, c'est pourquoi les réactionnaires se sont parfois revendiqué de la mort. ("Viva la muerte" Franco)

Dans notre dernière proximité avec le vivant, les animaux domestiques nous apprivoisent : si l'animalité est essentielle chez nous, nous sous séparons d'eux par quelques qualités (et défauts). Ils sont là pour nous rappeler entre autres évidences la différentiation sexuelle, la morale naturelle ou la gentillesse. Les animaux ne s'économisent pas (même s'il existe de nombreux exemples d'animaux domestiques devenus paresseux). Ils sont sensibles aux symboles : même les chats, pourtant si matérialistes, préfèrent les positions qui surplombent même si elles sont inconfortables ...
Les animaux nous montrent que notre chemin de fuir la douleur et le handicap n'est pas celui de la vie. Celle-ci est tendue par une volonté, qui doit trouver sa résonance dans la culture.

On ne comprend pas les anciens, c'est à dire toute l'humanité pré-moderne si on oublie qu'elle vivait tout le temps dans la Nature. Les jardins à la française, comme les cours pavées, se conçoivent comme des havres isolés dans un tourbillon vivant, que les hommes aimaient : "Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d'autre jardinier que la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu'elle réveille et satisfait l'odorat ; là l'incarnat d'une rose sur l'églantier, et l'azur éclatant d'une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu'elles sont toutes deux plus belles l'une que l'autre ; là le printemps compose toutes les saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation ; là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu'il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d'un rossignol ; et même l'écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu'on dirait à les lui entendre répéter qu'elle ait envie de les apprendre. A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l'une dans l'autre avec une si agréable confusion qu'on ne sait si ces fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes qu'elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre." Cyrano de Bergerac

L'écologie est la science du rapport entre le vivant et son milieu. Elle s'est imposée dans cette crise d'artificialisation de la vie. Elle défend la biosphère humaine : la Nature nous survivra et les rats nous regretteront. Les civilisations ont jusqu'au modernisme acclimaté la Nature et l'on rendu aimable. Une Nature "sauvage" n'est pas un écosystème humain.
Rappel des lois de l'écologie : penser global, agir local, la Nature sait mieux ...

Merveille de la vie, éternel modèle de l'art. La vie nous englobe et nous dépasse, aussi bien à l'intérieur de chacun de nous que dans le monde.
Les médecins le savent bien : c'est la Nature qui guérit. Les architectes le disent : l'air extérieur est toujours moins pollué. Les physiciens l'affirment : l'univers n'aura jamais fini de nous instruire ...





(1) Outre l'expression "les sciences de la nature" pour qualifier la physique-chimie, il faut aussi mentionner le naturalisme, mouvement artistique du 19è siècle, qui est plutôt un réalisme mal nommé : le romantisme se rapprochant, lui, beaucoup plus de la nature. C'est le paradoxe de l'opposition entre la nature humaine et son extérieur. Un nouveau naturalisme ranime le mythe du "bon sauvage", confondant la forme avec le donné. Une critique du naturalisme le considère comme une déception de l'humanité.