Nous voyons bien notre séparation d'avec le monde, et pourtant tout semble lié. Dans le monde comme continuité, l'individu est-il une fiction, celle de la particularisation du vivant ? La mort est une séparation, et nous savons que nous sommes mortel. L'opposition aux autres une autre séparation, que les animaux et les plantes connaissent également. Mais notre connaissance nous montre l'imbrication de ces phénomènes et la mort comme un cycle. Nous avons l'idée de l'unité, mais aussi la conscience de la séparation.
Cette séparation et cette unité, nous les avons projetées sur l'univers. Depuis Aristote, on sait que "le tout est plus que la somme des parties". Nommer ce tout, repérer ces parties, voir le tout dans les parties et les parties dans le tout, voilà la question. La distinction elle-même doit être interrogée : l'individu n'existe que comme partie, et la totalité est hétérogène. Ces liaisons sont variables. On a cherché comment les parcourir ; la première notion est la taille. Certaines parties sont plus grandes que d'autres, voire les contiennent. La notion d'échelle est une première étape. Certaines lois physiques ne sont valable que dans certaines limites. Les phénomènes, les modèles, sont liés à la taille de l'observation. Dans notre monde humain, il n'y a pas deux éléments exactement semblables. L'atome et ses composants réguliers sont-ils réels ou seulement des artefacts flattant notre esprit de système ?
Les sciences de la nature se sont développées à partir de cette idée d'individu et de genre. Quand Démocrite (1) dit que l'univers est formé d'atomes, il extrapole de la communauté humaine. Il définit avec l'atome une réduction et une unité du monde : il suppose en même temps une discontinuité qui n'empêche pas l'unité. Peut-être la valorisation du guerrier grecs (Hoplite) dont la force réside dans la geméllité y est-elle pour quelque chose.
Le monde serait donc une unité hétérogène.
La dialectique permet le dépassement des contradictions. Cette idée se révélera fructueuse, jusqu'à Planck et Bohr, qui découvrent avec la mécanique quantique quelque chose qui remet en cause ces séparations. Depuis, tous les artifices théoriques ont été utilisés pour essayer de modéliser ce qui nous échappe.
Il faut éliminer la tentation structuraliste qui réfute la dénomination comme arbitraire (2). Il y a un lien entre le modèle et la réalité, même si celle-ci demeure mystérieuse. Le dépit en ce sens rejoint la religion, qu'il faut nécessairement écarter dans notre regard sur la nature. Le mystère entoure l'universel, alors que nous ne connaissons que le particulier ; de là à nier son existence ?
Toute observation se fait dans un espace délimité : il y a plus grand, il y a plus petit. Les phénomènes observés le sont à partir de leur grandeur. On parcours ensuite celle-ci selon que l'on diminue ou augmente la proximité. Paul Ricoeur emprunte à l'Architecture cette idée pour laquelle "ce ne sont pas les mêmes enchaînements qui sont visibles quand on change d'échelle" et "on observe un niveau d'information en fonction du niveau d'organisation".
Si l'on distingue différentes tailles, on doit aussi étudier les articulations entre ces tailles. Sont-elles en continuité, font-elle apparaître ou disparaître des éléments ? Ces distinctions doivent tenir comptes des marges et de leurs tolérances. Ce halo autour d'une grandeur est il quantifiable ? qualifiable ? quel est son sens ? comment s'agglomère-t-il avec son pôle principal ? est-il significatif ? en quantité comme en qualité ?
Enfin, on dépassera les dichotomies en utilisant la dialectique, dans ce cas en considérant simultanément les deux aspects d'un phénomène. La dualité est le premier pas vers l'altérité, qui ne peut être niée : c'est après que les choses commencent : superposition, synthèse, dépassement, intégration ... Ce n'est jamais équivalence ; parfois il faut choisir, et noter ce choix. Si l'unité du monde est hétérogène, on peut néanmoins l'ordonner, mais il faut toujours garder à l'esprit l'artificialité de cet ordre.
En suivant la séparation, on est forcé de considérer les interactions : il peut y avoir régularité, coagulation, opposition, collaboration. Nous recherchons les structures qui règlent ces interactions.
L'échelle n'est pas que quantitative. Les échelles quantitatives sont utiles parce qu'on peut les hiérarchiser, ce qui ne veut pas dire qu'une échelle plus vaste commande une plus petite. Une échelle suppose également des interfaces avec d'autres échelles. Il y a des échelles de qualité, qui ne sont pas facilement comparables. Il y a une échelle de dénomination.
Pour l'Architecture des bâtiments, on peut par exemple distinguer la force (la résistance à l'usage) de la taille (les tours par exemple).
La réalité existe indépendamment de notre conception, mais nous ne la connaissons qu'à partir de là. Il est donc important d'ajuster nos concepts à nos expériences. C'est ce que fait déjà la science, c'est ce que nous continuons ici.
Descartes considère que la science commence lorsqu'on compte. Mais compter suppose de considérer une catégorie. La catégorisation est donc le premier maillon, celui sans lequel il n'y a que des accidents. Toutefois, même des phénomènes singuliers peuvent être ramenés à une proximité, mais c'est la proximité d'une catégorie. On trouve ici l’importance de la forme, étudiée en mathématiques par Alexandre Grothendieck.
Considérer un détail comme étant significatif suppose déjà une vue d'ensemble. On peut questionner la proximité de ce détail avec un modèle et la précision de celui-ci.
On a qualifié de névrotique la manie des collections, surtout quand le nombre remplace le sens, et pourtant le nombre est déjà un sens. La question est de pas s'arrêter là, comme une caricature de Pythagore.
D'après Engels, au delà d'un certain seuil, la quantité devient une qualité. C'est une interprétation de Hegel et de ses catégories. Ce qui est fait divers pour les uns est un fait de société pour les autres. On dit en statistique qu'une population de 3000 individus est nécessaire pour faire apparaître les tendances communes, mais on peut à l'envers observer dans l'individu ce qui appartient au genre.
La biologie fonctionne apparemment par saut : de même que les individus sont en concurrence, et les espèces également, la séparation entre les espèces est marquée. Ce n'est pas une vue de l'esprit. La génération est un fait séparé.
On ne peut étudier la biodiversité qu'en l'observant à une certaine échelle. On voit bien alors que les échelles ne sont pas isomorphes, et qu'une densité apparente à une taille ne l'est plus à une autre taille. Le plus simple est de prendre l'espèce de la plus grande taille pour la dénombrer, mais les tailles inférieures peuvent diverger profondément. Ce qui ne veut pas dire, à propos de la biodiversité, que celle-ci est toujours égale et compense un manque par un autre. Cette fausse isomorphie est une utopie de la société du Spectacle, qui veut nous assurer que le réel, quoique l'on fasse, se porte bien.
La ville, berceau de la civilisation, est un bon terrain de reconnaissance de ces divisions et entités. Qui fait la ville ? Que fait la ville ? Loin des spécialités telles que l'urbanisme, le développement, les services techniques, les questions importants comme la civilité ou la sécurité, ne se laissent pas résoudre en une particularité. On parle du lien social. Jusqu'où il y a-t-il lien, jusqu'où y a-t-il séparation ?
Socialement, la question principale est la distinction entre le même et l'autre. Là aussi, la taille de ce qui fait l'entité commande son concept.
On doit relever la différence de traitement entre les soins pris par le particulier et ceux pris par un collectif. C'est là qu'on voit que la notion d'échelle n'est pas que quantitative. Les "économies d'échelles" sont à relativiser, en même temps qu'une bonne introduction à cette réflexion. l'analyse économique est relative, mais instructive. La théorie du ruissellement par exemple raconte une répartition de la valeur qui existe, mais qui doit être relativisée. Celle du "passager clandestin", qui profite individuellement d'un mouvement collectif qu'il n'a pas produit, est tout autant révélateur. L'expression populaire "cracher dans la soupe pour l'avoir" dit bien ce qu'elle veut dire.
Avec les problèmes écologiques, une majorité peut se trouve passager clandestin. C'est un point de dépassement du collectif.
Socialement, il ne peut y avoir d'autonomie sans discipline.
Philosophiquement, l'universel ne se trouve que par l'individu, et Montaigne s'incline devant la vérité et l'amitié. C'est à la suite de la renaissance italienne, puis avec la séparation cartésienne, que l'individu va s'imposer comme opposition à la généralité. Cette opposition est nécessaire à la période de l'expansion capitaliste.
Il y a un individu générique : une question qui revient régulièrement est de savoir si la catégorie possède une vie propre, car un collectif n'est pas un organisme. Pour qu'une communauté acquiert une autonomie, il y a plusieurs conditions.
Une famille ou une nation représente une volonté ; les Etats-unis ou l'Union Européenne un souhait de volonté, en quelque sorte une volonté de volonté. La tendance de notre civilisation est de s'éloigner de toute responsabilité collective. La représentation du collectif s'est éloignée elle-même, par facilité généralement, du sens de ce collectif.
Chacun a quelque chose à apporter, mais il n'y a qu'un Montaigne. L'inégalité existentielle est criante, ce qui ne veut pas dire qu'il faut l'accepter ; mais la nier est une autre folie, comme l'infantilisme contemporain qui aime tout casser. L'égalité est théorique et doit être la base de toute théorie. Pour la pratique, il faut reconnaître et valoriser l'excellence, et aider à aller dans sa direction. C'est la vraie démarche démocratique, opposée à la démagogie de l'apologie de la médiocrité. Le mérite, si difficile à évaluer, est pourtant la seule possibilité de république. Là aussi, la question du nombre sera déterminante, et la réponse ne sera pas la même selon le nombre de citoyen : on a pu dire que la démocratie ne convenait qu'à une cité limitée comme Athènes.
On voit la difficulté humaine à cette conscience du collectif dans l'entretien des biens communs : sont-ils à personne ? est-ce que tout le monde s'en fout ? qui s'en occupe ? qui veut bien payer pour ? On connaît l'exemple des coopératives, des syndicats et des mutuelles ; on les critique facilement, on en voit moins les bienfaits. La présence d'une minorité agissante ou de militants, est-elle toujours nécessaire et compatible avec la conscience collective du bien commun ?
Est-ce la quantité qui transforme l'individu en espèce ? Ne peut on pas dire plutôt que l'individu ne peut exister s'il est seul. Le genre comme l'individu sont des abstractions qui recoupent une seule réalité.
On peut distinguer les biens communs, publics ou sociaux, mais en réalité, il s'agit de biens qui appartiennent à plusieurs. En général, ils ne peuvent être individuels, mais il y a des exceptions et une mise en commun de biens individuels dans un but de meilleure gestion : c'est le cas des assurances par exemple. La gestion de ces biens est la point critique à évaluer. Même le contrôle de cette gestion laisse souvent à désirer (et il est vrai qu'il est fastidieux). On y retrouve les seuls bénévoles. La question du contrôle du commun par l'individu reste entière. Qui veut s'occuper du commun ? La première solution consiste à additionner ce commun : réunions, conseils, réglementation du vote, séparation de la décision en plusieurs aspects ...
La représentation du collectif doit garder le contact avec le réel : Voir ce que l'on voit est difficile et l'oligarchie ne voit que des chiffres. (qui voit "la courbe du chômage" ne voit pas de chômeurs) L'expérience individuelle est à réintégrer à la statistique. Quand la réalité n'apparaît que par les chiffres, elle s'éloigne.
Intéressants sont les cas des Etats-Unis, du fédéralisme Suisse et de l'Europe, patrie des particularisme : "E Pluribus Unum"
L'idée "too big to fall" est très humaine, et plutôt idiote. S'il y a des avantages à la grosseur, il y a vite des limites et des retournements. C'est normal que les dirigeants cherchent l'agrandissement : c'est celui de leur pouvoir.
Que penser de l'échelle humaine ? L'humanisme est il un anthropocentrisme ? Peut-on réellement avoir un point de vue qui ne soit pas le sien, par exemple antispécisme : ce sont les limites de l'imagination et la grande souplesse de l'intellect. L'échelle humaine n'est-elle pas simplement une dimension de pertinence.
Il y a une perception globale, un "gestalt", qui peut s'imaginer comme une vue lointaine d'un myope. L'ensemble a une forme grossière lorsque les détails ne sont pas apparents ; cependant cette forme n'est pas plus vraie d'une forme plus détaillée : elle correspond à une échelle.
On peut la rapprocher du "Maya" de la réalité hindoue
la vie relie des dimensions différentes, c'est pourquoi il est important que les actions humaines se limitent à une échelle : de la mesure avant tout. Si l'homme peut spéculer sur la totalité, il ne peut agir que sur un détail.
"Le vrai progrès s'est fait quand le doute s'est fait "examinateur"; où des règles objectives, en d'autres termes, ont été peu à peu élaborées qui, entre le mensonge et la vérité, permettent d'établir un tri" Marc Bloch Apologie ... p.49
Avec Descartes et la quantification, la philosophie naturelle devint scientifique : L'intellectualisation ne veut plus tenir compte des qualités, des tailles et des limites. C'est le début de l'idéalisme moderne. L'essence, qui chez les grecs est définie par ses limites devient une intériorité qui doit se battre pour étendre celles-ci, ce qui va justifier l'extension coloniale et le progrès. Descartes et la science vont donc se trouver utilisés par l'esprit de conquêtes qu'ils viennent de séparer de la réalité. On s'éloigne de la juste proportion, idéal de l'honnête homme qui va se maintenir encore quelque temps. On a 'perdu le sens de la mesure'
La science commence quand on compte. Il faut mesurer les temps, volumes, proximités, distances et voir leurs proportionnalités et leurs différentes échelles.
La taille semble fournir une hiérarchie, pourtant, même dans les organismes vivants, ce n'est pas le cas ; dans les choses humaines, encore moins. Le rapport entre des échelles est donc plutôt celui de la complémentarité que de la priorité. Celle-ci s'établit au cas par cas, en fonction du contexte. Il y a toujours un extérieur, et à chaque échelle.
Jean Marc Jancovici fait parfaitement remarquer l'importance de la notion d'ordre de grandeur dans les conceptions. Il est frappant de voir la cécité contemporaine sur ces ordres de grandeurs. L'arbre cache la forêt et le Spectacle s'arrête au fait divers.
(1) les Abdéritains matérialistes vs les Eléates idéalistes
(2) Les nominalistes, dans la querelle des universaux, prétendent que le langage façonne le réel