L’homme est imparfait et n’est intelligent que tant qu’il connaît cette imperfection. Quelque chose le dépasse, le Hasard, Dieu, la Nature, l’Humanité, la Vie, le Temps, appelons le comme on veut. Quelques limites lui ont donc été prescrites : tu ne tueras point, etc ... C’est peu dire qu’il ne les respecte pas, et pourtant l’honnêteté, l’empathie, l’autonomie de la personne s’imposent, heureusement. On a parlé de morale naturelle. Il y a en effet une inclusion de l'homme dans la nature et celle-ci lui laisse une part de liberté, comme de responsabilité.
Il semble que les individus aient du mal à accepter le poids de cette liberté - responsabilité (être une personne). Devant les incertitudes toujours présentes et pour ne pas accepter le changement permanent, l'esprit humain a peuplé le monde de volontés cachées. Les Dieux sont ainsi intervenu dans toutes les batailles, comme Homère nous l'a bien montré.
La croyance supplée la connaissance de la réalité. La difficulté de l'esprit à admettre que tout ne s'explique pas est à la source de l'invention de Dieu (Ludwig Feuerbach), des rites rassurants et des théories du complot, toutes ces bêtises que l'homme préfère à sa destinée hasardeuse, et responsable à la fois.
"L’humanité fait une création tellement dérisoire. Comment un Dieu aurait-il pu vouloir cela ? Il y a du narcissisme dans la religion, dans toute religion (si Dieu m’a créé, c’est que j’en valais la peine !), et c’est une raison d’être athée : croire en Dieu, ce serait un péché d’orgueil." André Comte-Sponville
Cependant, il y a une nécessité dans la croyance, que l'enfant doit apprendre à dompter. Si "je sais que je ne sais pas", je suis obligé de croire. Il y a une certitude de l'incertitude, comme une stérilité du doute. Simulacres et sorcelleries sont les monstres qui se cachent derrière les descriptions et les évidences. La vérité est la fille de la recherche.
L'épistémologie est la clé de l'expérience, d'autant que celle-ci s'éloigne de la croyance. C'est dans la confrontation avec le réel, avec l'extérieur, que cette sécularisation peut se faire. C'est la richesse de la pratique, si dévalorisée par la technique et ses lois qui distancient le réel.
La compréhension des phénomènes est le roman que nous avons tiré de notre expérience. Le même événement aura sur nous des effets totalement différents, voire opposés, à des périodes différentes de notre vie. La culture n'est pas rationnelle.
La confiance des hommes envers eux-même et envers leur raison, la confiance critique envers leurs perceptions, leur a permis dans ces derniers siècles de s'évader des lois religieuses. Ils ont préféré comprendre plutôt que croire. Cependant, l'homme est un animal social, et son genre demande une transcendance. La sociologie a ses limites ; elle intervient toujours après coup. C'est à la Politique de permettre l'élaboration partagée des lois qui s'imposent à tous et qui doivent garantir les conceptions individuelles. On sait maintenant qu'il ne faut compter ni sur une morale naturelle, ni sur une morale rationnelle pour ce socle ontologique commun, cette décence commune dont parle Orwell. La liberté ne consiste pas à faire n'importe quoi, au contraire : il faut pouvoir être soi-même. C'est le sens de la laïcité ...
La religion fixe les interdits du sacré : si celui-ci impose le respect, savoir ne pas intervenir (1), il demande une certaine sagesse auquel la religion supplée. La religion est ce qui relie : elle rejette l'absurdité de la séparation et plaque un sens humain sur cette blessure. Elle ne devrait pas oublier son artificialité.
Le guitariste des Who, Pete Townshend a pu prétendre que le divertissement remplace la religion : Ce n'est que provocation car la distraction, comme toutes les addictions, est d'abord sommeil de l'âme, un sommeil que certains jugent confortable ...
La modestie de se savoir incomplet, séparé, s'apprend : L'acceptation de ce que nous sommes et du tragique de la vie. La séparation n'a de sens que par la liberté. Le sens du sublime vient avec la culture ("un homme, ça s'empêche" Albert Camus).
Il y a dans chaque individu vivant une force qui le pousse à grandir, à aller vers le ciel, à se reproduire et s'épanouir. Cette énergie du vivant, nous ne pouvons que l'admirer. Cette âme a été mal comprise. Elle n'est pas prisonnière du temps, c'est pourquoi on l'assure immortelle. Qu'on y distingue une pulsion de vie ou de mort, cette volonté dépasse le corps mais n'existe pas sans lui. Elle se confronte au réel et prend la cause du bien ou du mal : elle défend la vie ou la destruction ... Les mystères de l'amour et de l'amitié en sont l'incarnation heureuse, alors que la pitié en est la nécessité d'après Schopenhauer.
L'idée d'une âme renvoie à la conscience de soi qui est progressivement apparue dans l'histoire. Il n'y a pas de glande pinéale. Il faut admettre que la matière est parfois spirituelle, mais on ne sait pas comment. La spiritualité, c'est la vie de l'esprit (et c'en est l'étymologie).
Quand cet élan vital s'épuise ou se combat lui-même, la pensée religieuse réduit les possibles à des procédures. Les morts habitent le souvenir qu'on en a et trouvent leur transmission dans le patrimoine. C'est une source du sacré. Ils échappent au temps et ne le prolongent pas.
L'incomplétude humaine l'amène à se dédoubler entre une partie vulgaire et une partie éthérée. La séparation du corps et de l'âme vient orienter ce dédoublement vers la particularité de la matérialité, qu'elle ne recoupe pas cependant vraiment. Ainsi, les matérialistes ne sont pas les ennemis des spiritualistes, alors qu'ils le sont des idéalistes, pour autant que l'on puisse s'arrêter sur ces catégories. Ce dédoublement trouve à s'exprimer dans la lutte de l'esprit contre la Nature. Il est à noter que les principales religions monothéistes sont issues du désert, un lieu dans lequel la vie est apparemment rare. Ce combat contre la Nature sera assumé et amplifié par le rationalisme, jusqu'à ce qu'il démontre sa folie grâce à l'écologie.
On comprend un peu mieux l'histoire des religions en observant les animaux domestiques et leur comportement à notre égard. Si nous sommes les dieux de nos chiens et chats, nous sommes aussi, à notre manière, des animaux domestiques. Darwin a pu noter que la domestication encourage la persistance de comportements enfantins, voire infantiles.
C'est l'accouplement qui, dans la vie de chacun, donne la meilleure idée du sacré (2). C'est peut-être une ruse de l'espèce pour privilégier la reproduction. Le principe de plaisir rejoint le principe de réalité : le corps nu, c'est la réalité, la connaissance. L'individu comme son genre sont des abstractions : il n'y a pas d'individu hors de son genre et le genre n'existe pas sans individus. L'homme est à la fois une personne et son dépassement. La transcendance invente le genre humain.
Si la hiérarchie, c'est l'oeuvre du sacré, il faut reconnaître que l'homme a besoin de vouloir être pour être lui-même. Cette injonction : "sois toi-même" ne peut se réaliser que si l'on accepte une volonté. Pour l'accepter comme Nietzsche ou la refuser comme Shopenhauer ... Ce que l'on s'accorde à sacraliser n'est pas le divin, mais un universel terrestre.
Le sacré existe dans toutes les langues, mais non la notion de religion. C'est que cette notion renvoie bien plus à la sociologie qu'à l'élévation. Le rite est d'abord un outil de cohésion de la communauté. C'est pour le justifier, ou plutôt pour le rendre injustifiable, que le sacré intervient. Toutes les religions ne se valent pas.
Le réel, la réalité, ce dans quoi nous vivons, nous reste inconnu. Ce que certains (les réalistes qui se soumettent par avance à ce qu'ils croient percevoir) prennent pour une divinité est une nébuleuse que nous n'apercevons que par instant. C'est depuis ces points de contact que nous reconstituons un continuum artificiel. Arthur Schopenhauer nous montre prisonniers d'une représentation. Le réel n'est pas simplement un élément à accepter, ni un inconnu auquel se soumettre. Ce n'est pas quelque chose que l'on fuit (à part pour les psychopathes), mais c'est une ombre dont on ne perçoit que des parties et que l'on reconstruit avec le double imaginé auquel on croit. On peut et même on doit agir dessus, avec la modestie de la connaissance partielle que l'on en a : la question des échelles d'intervention est un bon exemple des analogies que l'on utilise.
Clément Rosset rejoint Carlos Castaneda : "le monde, tel que nous le connaissons, n'est qu'une description. ... tout individu approchant un enfant devient un professeur qui lui décrit sans cesse le monde jusqu'au moment où l'enfant devient capable par lui-même de percevoir le monde tel qu'on le lui décrit. ... dès ce moment, l'enfant est un membre-adhérent ... il est capable de faire toutes les interprétations perceptuelles adéquates qui, parce que conformes à cette description, la valident." (Voyage à Ixtlan, préface)
L'homme est ainsi fait qu'il a la tête dans les étoiles : il veut penser l'éternité et l'universel. Pourtant, chaque discours porte la trace du lieu et de l'époque où il a été tenu.
Dans la religion, c'est la maladie de la pensée sans objet, de la conscience, qui s'exprime.
L'action menée comporte toujours une part d'irrationnel : confiance, pari ... La religion et la magie ont toujours fait bon ménage avec la domination. La croyance est nécessaire, mais doit se séparer de la crédulité. La politique utilise depuis toujours le ressort du mystère. Ainsi une proposition de cours à l'Ecole d'Architecture de Casablanca.
La victoire de la raison contre les croyances accompagne celle de la liberté individuelle, mais elle dissout les liens "naturels" de la société archaïque : reste quelques séquelles comme les superstitions et la profusion des sectes.
C'est que la foi dans le progrès a été déçue et que seule la technologie continue d'avancer, qui engendre son fanatisme. L'individualisme ne satisfait pas le besoin d'inclusion et conduit à toutes les crédulités.
Hanna Arendt notait que l'époque moderne était celle des romans, avec le déclin des arts majeurs. Les iconoclastes et les réalistes ont condamné cette volonté de s'évader. Pourtant, la fiction qui dit qu'elle est une fiction apporte au spectateur une possibilité de jeu, tandis que la propagande ou la publicité sont des fictions qui prétendent à la réalité et qui contraignent.
Autre manifestation de la bêtise : la rumeur. Elle explique tout et nous rassure face à un monde incompréhensible. « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » disait l’inspecteur Bourrel. Notre besoin d’explication ne se satisfait pas de la complexité des choses, ni des simplifications du spectacle. Admettre que les puissants ne contrôlent pas tout, admettre que le monde est multiple, avec des acteurs indépendants et souvent opposés, c’est le premier pas vers la participation démocratique, si loin de ceux qui ne savent pas douter. La rumeur est la création d’un spectateur qui veut que le film est un sens : une vision pré-sartrienne qui nous ramène en arrière. Encore une raison d’être pessimiste ?
Michel Onfray croit à une morale immanente, mais ce nominalisme ne dépasse pas l'individu. On connaît la culture japonaise dans laquelle le destin de la personne n'a pas d'importance au regard de la Nation. Ce sacrifice est lui-même une transcendance, et la communauté, par exemple l'Humanité des communistes, demande à se trouver quelque part, malheureusement dans ces cas dans la tradition ou dans un obscur comité central ...
Il faut voir comment, au cours du XXè siècle, la domination a transformé le rationalisme du début en un monde magique : ce que comprenait n'importe quel ouvrier agricole vers 1900 devient en 2000 une obscure technique, soumise à un mode d'emploi intolérant et à des injonctions stressante. On voit maintenant le salarié paniquer dès que sa machine ne réagit plus selon le comportement prévu.
Nous sommes sans doute à la fin d'un cycle de ces facilités. L'époque du progrès touche à sa fin. Nous devons réinventer notre approche. Le spectacle nous place dans un irréalité sans issue, entre les bons sentiments et les utopies. Nier les frontières et les différences les renforce et les camoufle.
La création consciente de soi-même promise par le post-modernisme échoue dans un nihilisme qui fait de l'existence une valeur plus forte que tout. Mais ce n'est pas vivre que juste exister.
Dostoiewski dit que si Dieu n'existe pas, tout est possible (en mal), mais c'est plutôt l'inverse : c'est si Dieu existe que tout le mal est possible. C'est l'égo sans limite de l'individu qui se justifie par Dieu. C'est l'absurdité de la mort qui appelle la consolation de la religion.
Le sacré (et non la religion) mérite qu'on meure pour lui. Le refus de la mort n'est pas une force.
"Quand la mort est là, nous n'y sommes pas et quand nous sommes vivant, la mort n'est pas là" Epicure.
Nous ne connaissons pas la réalité. Nous l'imaginons et elle ne peut que nous surprendre. "Le réel, c'est quand on le heurte" (Jacques Lacan)
Ce ne sont pas nos perceptions qui nous trompent, même si elles sont imparfaites. C'est l'idée que l'on se fait des choses qui nous les fait interpréter faussement. Chacun suit son fil continu dans une réalité qui ne l'est pas. C'est un des ressorts de la magie.
"L'évidence n'est pas une lumière, mais une forme d'opacité" (Georges Perec)
Un critère simple de l'implication, de la force de n'importe quel mouvement du champ social, c'est la suprématie que ses militants lui donnent, et c'est vrai que certains peuvent mourir pour des idées, ce qui renforce celles-ci, même si ce sont de mauvaises idées. La résistance à la magie et à la propagande ne peut s'appuyer que sur une doxa présente avant l'individu. La liberté commence avec la reconnaissance de son héritage.
(1)
"C'est Comme Ça" (Jacques Brel)
Dans les campagnes y a les filles
Les filles qui vont chercher l'eau
A tire-larigot
Les filles font la file, gentille
Et tout en parlant tout haut
Les filles font la file, gentille
Et tout en parlant tout haut
Du feu et de l'eau
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Y a rien à faire pour y changer
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Et il vaut mieux ne pas y toucher
Près des filles, il y a les garçons
Les longs, les minces et les gras
Qui rigolent tout bas
Les noirs, les roux et les blonds
Qui parlent de leur papas
Les noirs les roux et les blonds
Qui parlent de leur papa
Et des yeux de Louisa
Y a les garçons, il y a les papas
Qui ont l'air graves et sévères
Et qui sentent la bière
Ils crient pour n'importe quoi
Et sortent le soir par-derrière
Ils crient pour n'importe quoi
Et sortent le soir par-derrière
Pour jouer au poker
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Y a rien à faire pour y changer
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Et il vaut mieux ne pas y toucher
Dans les cafés, il y a les copains
Et tous les verres qu'on boit avide
Y'a aussi les verres vides
Et les copains qu'on aime bien
Vous font rentrer à l'aube livide
Et les copains qu'on aime bien
Vous font rentrer à l'aube livide
Toutes les poches vides
Près des copains, il y a la ville
La ville immense et inutile
Où je me fais de la bile
La ville avec ses plaisirs vils
Qui pue l'essence d'automobile
La ville avec ses plaisirs vils
Qui pue l'essence d'automobile
Ou la guerre civile
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Y a rien à faire pour y changer
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Et il vaut mieux ne pas y toucher
Près de la ville, il y a la campagne
Où les filles brunes ou blondes
Dansent à la ronde
Et par la plaine par la montagne
Laissons-les fermer la ronde
Et par la plaine par la montagne
Laissons-les fermer la ronde
Des braves gens du monde
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Y a rien à faire pour y changer
C'est comme ça depuis que le monde tourne
Et il vaut mieux ne pas y toucher
Et il vaut mieux ne pas y toucher
Et il vaut mieux ne pas y toucher
(2)
La pornographie est une déchéance. Il y a une sorte de besoin humain de se moquer du sacré, de salir ce que l'on devrait respecter. Peut-être est-ce l'origine de la misogynie, ou son effet nauséabond ...