CONTRECOURBE Propositions - Documentation - Recherches. Mail : contact@contrecourbe.eu

La discipline personnelle et la construction de soi

La télévision n'est plus le seul outil de propagande

La société du divertissement travaille à capter notre regard.

Yvan Illich a fait justement remarquer que la direction du regard était en train de disparaître. Le regard était la liberté volontaire de la construction de soi-même. Pour Nietzsche, apprendre à voir est la première étape de l'éducation de l'esprit. Nous devons nous donner un regard "long et lent". Nous devons contrôler notre attention.
Jusqu'à l'Egypte des Fatimides (1000), la scolastique perçoit des universaux, sans image et transcendants.
Quand Hakim al-Haytham (965-1039) invente la camera obscura, l'objectivité démonétise la scolastique. A la renaissance, la perspective place l'objet perçu dans un cadre, le tableau, et sera remplacée par l'ère du show, qui commence vers 1800, avec la création de la scène et de ses exclus.
"La photographie a ouvert des horizons illimités à la pathologie du progrès, puisqu'elle nous a incités à déléguer à la multitude de nos machines de vision le pouvoir exorbitant de regarder le monde, de le représenter, de le contrôler." Paul Virilio

Le langage garde des traces de cette influence : jeter un regard, voir d'un mauvais oeil, avoir un regard de biais, avoir bon oeil, un regard méprisant, un oeil inquisiteur, par exemple,
de même dans l'idée : les Turcs évitent le "mauvais oeil", le regard envieux.
Alors que le consommateur moderne va d'animation en publicité, Alfred Binet notait en psychologie expérimentale l'importance de ce qu'il appelait "l'attention volontaire", c'est-à-dire non naturelle. "L'attention suppose concentration qui est à l'antipode de la dispersion. Elle est inhibée par l'anxiété et la fatigue. Elle est détournée par les circonstances qui la sollicitent hors du champ recherché." (Léon Michaux - La mémoire). La distraction, l'ennemie de Blaise Pascal, est systématiquement organisée par la Société du Spectacle (Guy Debord).

On sous-estime la puissance du Spectacle. L'existence d'une presse généraliste et indépendante n'est plus assurée, laissant place à la rumeur, que la peur d'un complot des puissants alimente. Les réseaux sociaux sont le médium propice à cet enfermement. La création des "bulles de filtre" mises en place par les géants d'internet fixe leurs profilages. Le "scrolling" de TikTok entretient l'absence au monde.
L'information a disparu ; les pouvoirs publics ont trop menti. La conjonction de la démagogie, maladie de la démocratie, et de la multiplication des média a remplacé l'apprentissage d'un discours officiel par l'affirmation d'une identité.
L"infotainment" avoue la primauté de la fonction de divertissement. La dévalorisation de la notion d'intérêt général alimente les rumeurs et les vagues émotionnelles. L'émotion, qui a été utilisée par les média et par l'état lui-même, leur est maintenant devenue visiblement contre-productive, comme on le voit dans les refus des vaccinations, par exemple.
Le divertissement est d'abord éloignement de soi-même, perte de la conscience. Quand l'éducation est remplacée par l'animation, elle fabrique des êtres incomplets.

Erwin Panofsky a montré la lien entre l'idée que l'on se fait de la réalité et ses représentations, dans les images particulièrement.
La dissolution de la culture, le nihilisme marchand et l'uberisation du travail ont dissous l'ancien ordre, celui qui subsistait dans la télévision d'état, au profit d'un pur mouvement de distraction, qui s'est imposé pour lui-même. La discipline demandée aux enfants permet à ceux-ci d'apprendre à se contrôler, comme le notait Emmanuel Kant dans son traité de pédagogie : "La discipline empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par ses penchants brutaux."

Une méfiance, malheureusement trop fondée, envers l'institution favorise ce nihilisme, facilement conspirationniste.
L'histoire, comme toute recherche d'une vérité, est abandonnée à l'apologie de la subjectivité.

C'est que la doxa depuis le XXème siècle est celle de la victoire du Spectacle : show must go on. C'est le message qui a priorité sur le récepteur, qui n'est plus sujet de rien. Cette déchéance s'est réalisée avec le refus de l'effort et de l'autorité humaine. Ainsi, seuls les obligations matérielles sont respectées, tandis que les discours humains sont réputés douteux, subjectifs et hors du champs social. Intervenir relève de l'impertinence et appelle la réponse malheureusement trop classique : de quoi tu te mêle ...
Parce que l'institution ne doit pas exclure, l'individu ne doit pas distinguer. Ce qui fait bien l'affaire de la domination. La moralisation des "élites" médiatiques correspond au marketing du Capitalisme.

La possession de soi-même suppose l'acquisition d'une volonté.
Une vue autant que possible objective, un usage des répétitions et une construction d'habitudes vont permettre de s'orienter. D'après Pierre Bourdieu, qui dans ce cas est une référence, l"habitus" remplace la personnalité. Son "habitus" recoupe ce qu'on appelle généralement l'habitude et la "posture", c'est à dire cet autre soi-même qu'est le rôle. Mais il y a une dialectique entre l"habitus" et la personnalité : un rôle permet de s'exprimer, et déjà de "s'y mettre". La différence entre la discipline et la liberté n'est pas une simple opposition. L'habitude est une appartenance, mais c'est une appartenance qui permet l'émancipation. La discipline s'oppose à la dissipation : être soi-même, c'est toujours sortir de ce que l'on était.
Pour cela un détour est nécessaire : il faut jouer son propre rôle. C'est l'idée de devoir qui nous permet de résister aux addictions, et d'abord l'idée de se devoir à soi-même.

La liberté individuelle caractérise le dernier millénaire. A-t-elle trouvé sa limite ? Jusqu'où a-t-on le droit de changer d'avis et d'être déloyal. On voit que cette hypertrophie du moi et de l'instant ne peut durer. C'est fabriquer un monde précaire.
Le Spectacle contemporain fait la promotion du narcissisme : la suprématie de la personnalité sur l'âme, de la procédure sur l'usage, du caprice sur l'obligation. Faire ce qu'on veut (...) contre faire ce qu'on doit.
"La liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un état, c'est à dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir." Montesquieu, l'Esprit de Lois, ch. 11

C'est la fameuse responsabilité individuelle qui s'est dissoute dans l'exhortation de Léon Tolstoï : "Nous sommes tous responsables de tout devant tous".

La réponse bureaucratique à cette injonction a été la dissolution de l'action dans le processus, dont la sphère politique est l'isolat le plus visible. Mais c'est toute la société, y compris bien sûr les entreprises privées, qui s'est retrouvée ainsi "hors sol".
Ainsi, les lois de l'état sont devenues ponctuelles : "La nouvelle logique est de faire un règlement adapté au projet. Il n’appartient pas au projet de se contraindre à la règle, mais à la règle d’être au service du projet." Sylvia Pinel, Ministre du logement, le 22 octobre 2015 (projet de réforme du PLU)

La "qualité" a été le moyen de dépersonnaliser encore plus l'activité.

La critique de la domination ne peut se comprendre que par l'autonomie des personnes : l'anarchisme suppose des citoyens responsables. Accepter un tuteur et se construire contre lui demande de comprendre l'altérité et la dialectique.
Le repoussoir est un repère, la négation est aussi une affirmation.
"Mais au-delà des valeurs mises en circulation, c'est la logique même du néolibéralisme qui met à mal les croyances contemporaines, engendrant de nouvelles formes d'extrémisme (...) le néolibéralisme, plus encore que le capitalisme à l'ancienne, promeut la capacité de l'individu à se construire lui-même, à choisir sa destinée et être acteur de sa propre réussite. Or cela suppose des prises de décision en permanence, la résolution continue de dilemmes dont l'accumulation devient éprouvante, angoissante. Car ce ne sont plus seulement des biens et des services qu'on nous somme de choisir de manière réfléchie et planifiée en fonction de nos intérêts, mais notre emploi, notre partenaire amoureux, notre style de vie, notre santé, notre identité sociale ou sexuelle ... Avec pour conséquence une responsabilité écrasante retombant sur nos épaules en cas de déception ou d'échec. C'est ce que la sociologue Renata Salecl a appelé "la tyrannie du choix". Le coût psychologique de cette tyrannie, la "fatigue d'être soi", entraîne à se replier sur un système de sens prédéfini, où tous les choix ont déjà été faits pour l'individu. (...) La tyrannie du choix se renverse en choix de la tyrannie." Patrick Marcolini, La tyrannie connectée (La décroissance n°125 page 3)
A partir de la révolution du mariage d'amour contre les sociétés établies, on en est arrivé à l'obligation pour l'humain post-moderne de se construire lui-même, et la libération est devenue esclavage. C'est le paradoxe du choix montré par Barry Schwartz (TED)

Toute l'histoire montre que la liberté est un fardeau pour l'homme. L'affranchissement est un effort qui ne se justifie que par la volonté de sortir de soi-même : l'immanence est une faiblesse qui cherche à se justifier par le narcissisme.
Tout parent, tout pédagogue, sait que la volonté de l'enfant n'est pas la suite de son désir. Pour être vraiment soi, il faut dépasser la paresse naturelle, l'entraînement facile, la distraction puissante. La personnalité consiste à trouver en soi une force de résistance : l'hédonisme se construit par dessus les instincts : si la liberté du chat, c'est d'attraper les souris, celle de l'homme lui demande de se connaître lui-même sans attendre une connaissance parfaite, qui ne viendra pas. La liberté rejoint ainsi celle du genre humain : l'honnête homme ne s'appartient pas.
"Se libérer est somme toute confortable, existentiellement parlant, si rude que soit le combat, car on sait de quoi on se libère et ce qu'on veut obtenir. Être libéré est beaucoup plus difficile à vivre car on flotte dans le vide et on se sent écrasé par le fait que le moindre de nos actes et de nos gestes devient un cas de conscience. C'est ce qui nous tenaille au quotidien. L'univers libéré du nouveau monde est un univers d'incertitude radicale." Marcel Gauchet, interview du 12/5/17

La civilisation européenne s'est construite sur la force de cette idée de responsabilité et de liberté individuelle. Evidemment, c'est un mythe fondateur, qui n'est valable que dans une mesure limitée. On a glosé sur le déterminisme, sans remarquer que le vivant n'y souscrit que statistiquement. Si l'on calcule le temps des opérations qui s'enchaînent de façon causales et les volontés spontanées, on a peut-être une proportion de 1% pour ces dernières, mais ce sont ces moments qui déterminent la vie, et si l'on a été bien éduqué, on s'oriente à partir d'eux.

Après la deuxième guerre mondiale, on a vu que l’humanité pouvait se détruire à coup de bombes atomiques. Depuis, on sait qu’il y a d’autres moyens. Cette mauvaise nouvelle a accompagné la bonne, qui est de nous avoir délivré d’une grande part des peurs d’antan. Je parle bien sûr pour une partie de l’humanité. Devant ces possibilités, l’être humain devra être adulte s’il veut simplement survivre. La vanité, l’égoïsme, l’égocentrisme, les jeux de forces comme on les voit en Russie ou chez les Islamistes ne devraient plus être de mise. Un pilote se suicide en tuant les passagers de son avion : quel dictateur voudra finir le monde avec lui ?