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La complication contre la complexité

Le monde humain, comme l'a montré la sociologie de Pierre Bourdieu, ne peut pas être réduit à des idées simples. L'histoire correspond à une augmentation permanente de l'entropie, et un schéma utilisable à une époque ne l'est plus à une autre.
Il y a une raison à l'accumulation des règles.
Alain Lambert, Président du conseil national d'évaluation des normes (CNEN), dénonce, dès 2014 au Sénat, la maladie normative de la France.

Le Conseil d'état indique que le recueil des lois de l'Assemblée Nationale est passé de 433 pages en 1973 à 1067 pages en 1983, 1274 pages en 1993 et 2400 pages en 2003. Voyez la progression et son accélération, qui continue. (1)
Chaque année voit rajouter plus de 3000 textes (lois, décrets, règlements, circulaires ...)

"La multitude des lois est dans un état ce qu'est le grand nombre des médecines, signe de maladie et de faiblesse." (Voltaire)
Des règlements obscurs, multiples et changeants sont la marque et l'outil de la domination d'une Mafia. Le libéralisme demande que tout le monde ait les mêmes règles, mais fonctionne au profit d'une classe "branchée", la seule à même de profiter d'un changement rapide de celles-ci.

La thèse de Jacques Bichot, "Compliquer pour régner" (2), montre quel est l'usage de cette superposition de règles. "La complication se différencie radicalement de la complexité naturelle des phénomènes (...). Le labyrinthe (...) a pour fonction d'empêcher quiconque de s'orienter, de comprendre où il est et où il va (...) il témoigne d'une attitude diamétralement opposée à la démarche scientifique, laquelle s'efforce au contraire d'éclairer, de clarifier, de rendre compréhensible (...)."
Certains jouent de cette marche en avant, comme lorsqu'on change sans raison le nom d'un fournisseur public : quand EDF devient Enedis après avoir été ErDF, c'est tant pis pour les personnes âgées par exemple.
Il est plus facile pour un parlementaire de rajouter une loi, si possible qui porte son propre nom, que d'en modifier une existante.

La complication est voulue par certains acteurs ; elle est pourtant le signe de la faiblesse de la puissance publique.
Toute politique qui construit est valorisée. Créer un organisme montre de l'activité, permet d'embaucher et exprime de l'optimisme ; alors qu'une simplification va souvent réduire les postes intermédiaires et les organismes inutiles. Elle sera l'occasion de nombreuses protestations.

Ainsi Emmanuel Macron a-t-il superposé régulièrement, dans sa volonté de réformes, de nouvelles arènes à celles qui existaient déjà. On a jusqu'à un chef d'état major attaché au Président à côté du chef d'état major des armées, par exemple.

La simplicité est une création évoluée de l'esprit humain : il y a plus d'informations dans la radio que dans la télévision, dans la représentation en deux dimensions qu'en trois, dans le noir et blanc que dans la couleur ... La simplicité est un art difficile. Il faut distinguer l'art de simplifier le réel de la tentation simpliste de lui superposer un concept (3).

Les rédacteurs du code civil avaient réuni, sous l'aura du droit romain, les coutumes de France, et spécialement celles de Paris. Cette synthèse a demandé une concision qui s'est poursuivi pendant les premières républiques, mais s'est perdue depuis le dernier siècle et spécialement depuis le régime de Vichy. L'état moderne n'a jamais cessé d'être bavard, et s'étonne maintenant de n'être plus entendu ...
Il ne suffit pas d'écrire un texte pour résoudre magiquement un problème. On a voulu rendre l'accès au droit plus simple en créant des codes spécialisés ; mais la France de 2023 comporte plus de soixante-dix codes, qui grossissent sans cesse. On en est à faire des "codes de codes" ...

Le besoin d'efficacité pousse ainsi de nombreux acteurs à revenir à la fameuse thèse "état modeste, état moderne" de Michel Crozier.

Tout est affaire de relativité : la simplicité peut être un fétiche. Une simplicité efficace est particulièrement difficile. On a vu en informatique par exemple que les progrès vers la facilité sont rares, tandis que les "améliorations" se superposent et finissent par rendre les taches les plus élémentaires impossible à faire par soi-même.
Des "automatismes" correspondent aux "précisions" de la gouvernance pour nous créer un monde dans lequel nous sommes désarmés et passifs.

Il y a un simplisme qui n'arrange pas les choses, comme la réduction du débat politique à une confrontation entre la droite et la gauche par exemple. A l'opposé d'une vulgarisation intelligente, il peut y avoir superposition d'un simplisme démagogique et d'une complication bureaucratique. (4)

Nous vivons avec des lois qui tendent à la perfection, et qui s'éloignent chaque jour des pratiques de la population. Bien sûr, personne ne veut rétablir les châtiments corporels par exemple, mais qui n'a jamais traversé hors des passages cloutés ? Maintenant que de nouvelles machines permettent de nous surveiller, voire de décider de notre punition, la tolérance est en danger. Tout ceci est connu. On réfléchit moins sur cette distance qui s'est créé entre deux mondes, et qui permet à un râleur de s'appuyer sur un règlement mal connu pour obtenir des avantages qui ne sont pas toujours mérités. Il y a un usage dans la façon de "faire remonter" une information, et d'abord par la presse. Plusieurs affaires se règlent ainsi, par la menace d'application de la loi. En même temps, si vous souffrez vraiment, ce système va, par sa lenteur, vous décourager complètement. Il y a là comme ailleurs un besoin de révolution, alimenté par le moralisme condescendant d'un petit monde parisien. (5)

Il faut comprendre qu'une abondance de lois, tout comme des lois pseudo-parfaites, éloignent les citoyens de l'honnêteté. Ce qui n'est pas dépassé pourrit. Avec les lois "ELAN", "Notre", Macron, Royal et la "simplification administrative", nous sommes rentrés dans l'ère de l'évolution permanente de notre législation. Des mouvements de va-et-vient, des annonces contredites, des évolutions à prévoir, avec des consultations variables, se conjuguent avec une crise qu'on espère salutaire de l'obésité de l'état et une propension bien humaine à faire de la communication plutôt qu'à prendre des décisions difficiles. Le résultat, c'est que de plus en plus de malheureux ne savent plus où se tourner, ni sur quelle puissance publique ils peuvent compter. Si l'abondance des règlements nuit à leur efficacité, leur obsolescence programmée n'arrange pas les choses. C'est une belle époque pour les escrocs en tout genre et la chasse aux canards est ouverte. Avec la multiplication de la camelote, chinoise ou autre, les arnaques sur internet fleurissent. Le monde est dur avec les faibles, ça ne s'arrange pas.

Il y a ainsi un Irréalisme réglementaire. "L'homme n'est ni ange, ni bête. Et qui veut faire l'ange fait la bête" (Pascal)
Cette maladie s'attaque à notre démocratie et tend à remplacer la libre discussion par des "protocoles" techniques.
"Tout cela se fait aujourd’hui, au prix de négociations très longues et donc très coûteuses. Pourquoi ? Parce que pour pouvoir concilier ces intérêts qui peuvent paraître divergents, nous sommes conduits à négocier avec les promoteurs, avec l’aménageur, avec les constructeurs, nous sommes amenés à négocier avec la collectivité pour revoir la programmation différemment, nous sommes tenus de négocier en interne, ou au sein du groupe SNCF, avec nos différentes entités pour les faire évoluer aussi dans leurs contraintes." Katayoune Panahi, SNCF immobilier
Le monde de l'entreprise a pourtant inventé l'ingénierie concourante, qui met autour d'un projet en même temps tous les acteurs, mais l'Etat y résiste.

Le gouvernement par la complication s'appuie sur les bonnes intentions : ceux qui les interprètent doivent avoir le pouvoir de le faire et la délégation de ce pouvoir résume toute l'affaire.

Ainsi en France les députés ont reconnu le 14 avril 2015 aux animaux la qualité symbolique d'"êtres vivants doués de sensibilité", alors que jusqu'à maintenant le code civil les considère comme "des biens meubles".
"êtres vivants doués de sensibilité" doit sans doute les protéger, mais ceci s'étend il aux araignées, aux punaises de lit ... ?
Il ne s'agit pas de nier leur qualité de biens. Si en Angleterre on avait pu faire condamner un cheval pour un accident, la justice française a toujours reconnu le propriétaire d'un animal comme le seul responsable de sa conduite. Ils restent meubles, c'est-à-dire mobiles, et c'est d'ailleurs une de leurs caractéristiques. Bref, ils restent des biens meubles, dont l'humain qui en a la garde reste responsable.
Et les atteintes aux animaux, comme la cruauté envers eux, étaient déjà punies avant cette loi et le resterons après.
Pourquoi donc ajouter un texte, qui se superpose à toute notre réglementation, et qui la rend encore plus volumineuse, sans effet autre qu'en éloigner encore le citoyen. Sans doute pour afficher un soutien à un lobby, sans néanmoins réellement le satisfaire. On ne va rien changer aux abattoirs, par exemple.
Et ceci n'est qu'un exemple de l'usage actuel de la chose publique.

(1) "La France compte aujourd’hui entre 400 000 et 500 000 lois et règlements. Selon le secrétariat général du gouvernement, au 25 janvier 2019, le volume du droit consolidé en vigueur s’élevait à 84 619 articles législatifs et 233 048 articles réglementaires, en hausse par rapport à 2018. Ces chiffres augmentent constamment." Gaspard Koenig, Programme "Simple" 2022

(2) "Le Labyrinthe. Compliquer pour régner" Jacques Bichot, édition Manitoba/Les belles lettres

(3) "L'essence de la tyrannie est le refus de la complexité" Jacob Burckhardt

(4) Quand le peuple a l'impression d'être enfermé dans un magasin de porcelaine, il vote pour un éléphant.

(5) Proposition d'une candidature à l'élection présidentielle de 2022 : "Diviser par 100 le nombre de normes en France et remplacer nos 75 codes actuels par un Code unique."
"Il ne faut pas se demander quelles normes ôter, mais lesquelles conserver. Nous réduirons donc nos codes à leurs principes fondamentaux, selon la logique de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen avec le droit du travail. Seuls ces principes auront valeur législative, le reste étant purement et simplement abrogé. A raison de 50 à 100 principes par code, la loi française pourra donc être résumée, à droit constant, à environ 5 000 grands principes, lisibles par tous (seul le Code pénal, dont la complexité est intentionnellement protectrice, sera préservé). Au terme de cette révolution institutionnelle, qui ne coûte pas un euro mais exige une volonté politique de fer, chacun pourra s’emparer du droit, le comprendre et s’en prévaloir. Plutôt que de dépendre d’intermédiaires sachants, le citoyen pourra interpréter lui-même principes en fonction de sa situation et de son environnement. L’adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi retrouvera enfin un sens. N’est-ce pas le minimum dans un Etat de droit ?"
"Limiter le pouvoir du juge au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation."
"Cette notion de droit public sera étendue à tous les tribunaux et dans tous les domaines, de sorte que le juge n’interviendra qu’en cas d’infraction manifeste, évitant de créer une jurisprudence trop importante et laissant en paix tous ceux qui « se débrouillent » pour respecter l’esprit des grands principes." Gaspard Koenig