Réification et réalisation
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Matérialité et ritualisation

Etre libre, c'est connaître les lois et avoir les moyens de faire ses choix.

L'OBJET DE LA SOCIETE

De même que l'homme est à la fois créateur et créature, la société est sa propre création, et ce qu'elle poursuit dans ses autres résultats.
La société n'est pas un organisme vivant doté d'une structure immanente. C'est une construction historique contingente, avec des contradictions internes.

Stratification et hiérarchisation

La théorie marxiste a bien vu que toute stratification tendait à former une hiérarchisation, et sa critique de la lutte des classes peut bien être nommée communiste, tandis que la pratique léniniste a fait porter la critique sur la manifestation de la stratification, permettant ainsi le maintient d'une hiérarchie cachée.
La société moderne ne supporte pas d'élite, puisque la reconnaissance sociale n'est que celle d'une efficacité particulière, et non celle d'une excellence générale. De là la vulgarité donnée en exemple dans tous les domaines par la star, qui n'est efficace que dans l'apparence, et pour construire celle-ci.

La mode est la compréhension fluide de la ritualisation phénoménologique. Elle appartient donc, par nature, aux membres de la classe dominante, et leur permet de se reconnaître. Aux autres sont laissées les imitations mal comprises, ou les uniformes, vêtements abandonnés et hors-jeu.
Le riche fabrique l'avant-garde, et il en est le modèle.
La mode procède par renversements successifs, un code banalisé étant immédiatement démodé, et les couleurs comme les matières se suivent par ce qu'elles se distinguent. La domination féminine sur ce domaine, historiquement liée au monde des tissus et de la maison, tend à s'estomper depuis que le gentleman explore le monde, aidé en cela par le couturier, version extérieure et artistique de l'artisan tailleur.
En général, l'art rend fluide ce que l'artisanat cloisonné avait développé.

Le rôle féminin a toujours été celui de la profondeur, de l'essentiel et de son expression, et c'est pourquoi son domaine comprend la décoration et l'ornement, tandis que le rôle masculin est d'apporter le lointain et de le figurer par des applications toutes sublimes.
Les rôles masculins et féminins qui ont mis longtemps à être détachés de la nécessité sont maintenant menacés par la raison marchande qui ne reconnaît que l'individu aliéné.

L'autorité de la mode, dans une entreprise par exemple, n'est pas une doxa qui puisse être imposée par un directeur du personnel. Son explication la tuerait, la révélerait si c'était possible. C'est un rapport à l'extériorité spectaculaire, un savoir-faire de la mise en scène, nécessaire lorsque l'on gravit la hiérarchie. Contre cette extériorité, les D.R.H. rationnels veulent s'en remettre aux seuls critères d'efficacité. Mais ceux-ci sont refusés par les chefs d'entreprises qui veulent rester maître de l'embauche de leurs employés avec n'importe quels arguments, jusqu'à l'astrologie par exemple.
Ce multiple jeu de miroirs rend opaque la signification vestimentaire et on se retrouve souvent surpris lorsqu'un inconnu agit dans un lieu public, par le contraste entre ce qu'il fait et ce que l'on imaginait d'après son apparence. Le réel besoin d'efficacité, chez le militaire par exemple, outre l'intérêt de montrer la difficulté d'une telle question, rend caduque ce jeu de rôle et le remplace par un code d'apparence fixe, qui s'apparente à un rituel ancien.

La ritualisation est l'étape primitive de formation des symboles, qui doivent ensuite pouvoir être librement associés.
"Il y a au moins deux univers de communication : la voie littéraire (logos) qui utilise les mots, les nombres, les monnaies, etc... et la voie plastique (mythos) qui utilise les couleurs, les formes, les distances, etc... Le même fait social existe souvent dans les deux registres, quoique à des moments différents."
"La communication par la voie plastique s'accompagne presque toujours, soit de l'interdiction de tout discours qui en altérerait l'effet (p.e. les signes ostentatoires de l'altitude sociale), soit de l'obligation d'un discours de dénégation (p.e. la parade amoureuse). La divulgation des procédés de l'art ornemental en contrarie toujours les effets : il n'y a pas d'enchantement sans sincérité." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, pages 261 et 262)

Les pouvoirs exercés par les mots et par les images sont complémentaires, et en même temps opposés ; disant la même chose, chacun prétend le dire seul. Chaque réalité sociale est un fait qui s'impose, en même temps qu'un signe de notre existence.
Ainsi la terre est aussi bien le sol sur lequel nous marchons, et qui nous reste extérieur tant que nous n'y avons pas été enterrés, que la planète, cette vision moderne qui nous englobe et qui nous représente la couleur de la vie.

LA MARCHANDISE

L'objet au dix-huitième siècle est tout humain, il est le miroir du sujet et l'occasion de montrer l'existence de celui-ci, tandis que sa déchéance contemporaine l'amène à devenir marchandise, rêve inaccessible qui n'appelle que la violence : ce qu'était le bijou, la fonctionnalité l'a depuis réintégré, comme excusé : montres, smartphones ... Comparons la taille des boucles d'oreilles à celle des prothèses auditives.

La marchandise, comme l'a montré Marx, est l'esprit dans la matière. Les visions du monde, ces fameuses "weltanschauung", ne se réalisent jamais ; elles naissent de la rêverie et de sa puissance synthétique, pour mourir au contact des contraintes. De cette mort peuvent renaître de nouvelles constructions, dont les matériaux seront déjà présents dans l'esprit.
L'objet est devenu le moyen privilégié d'intervenir sur la réalité, sur le modèle de la marchandise : contractualisation ponctuelle plutôt qu'investissement.
La marchandise impose son fini qui n'est pas la réalisation du producteur, mais la mise sur le marché. La réalité dépassera toujours la fiction, elle sera plus dense et plus riche, puisque celle-ci ne sera qu'une sélection de celle-là. Les voies déjà présentes, par leurs développements devinés ou par leur refus raisonné, permettent ce que Hegel appelait leur réalisation, c'est à dire la mise en pratique de potentialités qu'elles possédaient, positivement ou négativement. Ici, le futur s'écrit avec l'encre du passé.

La publicité est le paradis des marchandises, qui ne peut que s'abîmer avec l'usage.
Les critères même nous échappent ; on les formalise avant nous, par leur objectivité. L'esprit ne joue avec une idée qu'après l'avoir éprouvé, et chacun des réveils obligés auxquels il a été soumis lui reste en mémoire : on se construit contre ses références.
Par leur présence comme résultats, les objets ne nous laissent ni disposer des moyens, ni définir des buts. Les moyens proposent une réalisation ; ils sont déjà à l'oeuvre, les interdits réclament des armes ; ils s'imposent par leur futilité.

Ce qu'est devenu le choix : le marché

Le marché est l'artefact d'une régulation extérieure aux producteurs, liée à l'appréciation des agents distributeurs ; ensuite, le marketing organise la production selon la (mé)connaissance de ce que la distribution objective comme "besoins".
On sait en publicité que l'acte d'achat est un déséquilibre entre des désirs et des freins, et on sait en conséquence agir sur ces deux facteurs. C'est que nulle ingénierie humaine n'a jamais pu définir de façon satisfaisante les "besoins" humains.
C'est donc sur le front de la distribution, là où sont mis en scène les produits de l'activité que l'on mesure l'attraction et la rationalisation qu'ils entraînent chez ceux auxquels ils sont destinés. Ces deux stances mesurent toute l'intellectualité du marché.

Une des premières lois physiques des marchandises est leur proximité qui prend le sens d'une connivence. L'idéal ici n'est jamais immatériel ; la simple présence dans un champ, par ce qu'elle résiste à sa disparition, est une influence qui ne peut être négligée.
Le choix est traduction de forces et trahison de celles-ci. Le médium de la réalisation introduit la distorsion de sa présence, de son étrangeté. Les réalisations ne sont orientées que par leurs échecs.

L'idéalisation dispense du désagrément de la pratique. Le consommateur n'évolue pas : La pureté du choix marchand supprime les difficultés de la vie. Les choses peuvent rejoindre leur publicité, même s'il leur faut pour cela disparaître.
Pourtant, dans l'expérience, l'expérimentateur se trouverait transformé, et le sujet deviendrait un objet bien plus intéressant, mais ceci réclame de s'avancer, de ne pas connaître d'avance le résultat, ce que justement la marchandise prétend assurer.
L'état du marché s'oppose donc à l'activité comme le but à ses moyens. L'état est ce qui prétend à la réalisation complète, objective qui, satisfaisant tous, les laisse indifférents. Il est l'achevé.
L'état s'oppose encore à l'activité dans l'objectivité de la commande publique. La dépersonnalisation ne peut justifier qu'un mouvement idéologique, une perpétuelle fuite.

La diversité du monde marchand, due autant à sa complexité technique qu'à son mensonge perpétuel, le rend méconnaissable, et la gestion tend par facilité à ne répondre qu'à des cas précis : la règle devient mode opératoire précis, et doit donc être multiple, voire infinie.

Enfin, tout point de vue doit admettre l'impossible stance de la vie. De Galilée à Hegel, la seule permanence est dans le mouvement.
Le capital est le produit du jeu, et le capitaliste le plus pur est le spéculateur, qui n'est créateur que de richesse pure, sans produit. C'est pourquoi les projets de produits ont d'abord été abandonnés aux ingénieurs puis, devenus des enjeux de pouvoir, repris par les bureaucrates. Mais le jeu n'est jamais absent du projet, et ces rôles restent liés.
La séparation de l'intérêt entre jeu et travail, entre art et utilité, prive chacune de ces activités de l'essentiel du gain que l'on en attend.

L'enveloppe, vêtement ou bâtiment, parce qu'elle est ce qui apparaît d'abord, doit principalement exprimer la position sociale et ses prétentions. Elle le fait par un jeu en montrant son existence et en déniant son utilité : elle montre ce qu'elle est, marchandise, par exemple maillot de bain lisse et sportif ou lingerie fragile et complexe, et ce qu'elle prétend être, idée : décor, partition du corps ou cache-sexe, qui peut être mensonger. Le mensonge exprime la possession indiscutable sur une chose. La direction par le marché a ainsi remplacé l'ornementation, ritualisation obligée, par le design créé par des commerciaux, permettant de jouer avec le désir et le confort, mais ne satisfaisant plus les anciennes formes d'auto-affirmation : pudeur ou sécurité.

Cette indépendance est contemporaine de l'acceptation que le sexe n'est pas la procréation, pas un simple besoin, mais plaisir et même fondation. Cette acceptation est possible lorsque le plaisir lui-même est détaché de la vie sociale, et dévolu au vice individuel, qui n'est plus honteux.

Dans le même temps, le conservatisme nécessaire à la ritualisation maintient de vieux schémas obsolètes, tel celui qui force les français à clore leurs terrains, là où les américains savent partager l'espace physique.
La constitution d'une référence lentement élaborée et parfois sclérosée, que l'on confond souvent avec la civilisation, est violemment attaquée par la consommation de la marchandise, qui la remplace par les tendances immédiates, montrées par le marché et qui placent le divertissement au dessus de l'élévation.

LA REIFICATION

La réification s'oppose à l'ornementation comme l'objet au sujet. Dans cette modernité, ce sont les hommes qui sont réduits à l'état de choses, tandis que l'ornement était le vêtement humain de l'utilité. Dans un cas, l'homme est condamné à l'efficacité, dans l'autre, c'est la chose qui était dévouée à l'art et travestie pour servir de support aux passions et à l'histoire humaine. La critique de l'histoire (de ses fixations et de ses puissances) ne doit pas être confondue avec l'objectivité qui est aussi sa fin. Dans l'aliénation qui identifie la révolution au léninisme, l'objet trouve sa justification moderne.

La libération de l'objet, depuis le concret jusqu'au réel, est le résultat de la séparation laïque qui a suivi la renaissance. Elle est sans doute à l'origine de l'idée de progrès et a soulevé une haine générale des intellectuels, du spleen aux situationnistes, qui ont ici rejoint les religieux.
Même au plus fort de sa domination, au XIXè siècle comme dans les années 1960 et même maintenant, l'objet ne tient que par la main du sujet. Que celui-ci se réveille ou l'abandonne, cette période perdra son voile d'opacité. On y apercevra la Mafia.

Il faut admettre que l'homme est d'abord un être spirituel, qui se perçoit beaucoup plus facilement comme un pur esprit que comme un organisme complexe et sensible dans un monde complexe et sensible. La chose est pour lui oeuvre de l'esprit plus que de matière, la nature plus une évidence qu'une expérience, et partout, il tend à ne voir que lui.

De la dépossession à l'aliénation, la réification du sujet est le corollaire de la virtualisation de la vie. La réalité n'est plus perçue que trivialement, dans la pureté des idées, simples actualités, parfois démenties par un accident. L'achèvement de la marchandise, en supprimant le civilisateur, supprime la civilisation.

"Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n'est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le coeur de l'irréalisme de la société réelle." (Guy Debord)
C'est d'abord une façon de se parler, qui dégénère en ordres dépersonnalisés.

L'espace public s'est développé par la culture, figé par la civilisation, et a disparu dans l'état.
L'information n'est qu'une caricature du domaine public, une vision privée qui s'impose au public.
"Tandis que le domaine public est public parce que, par définition, il est accessible à tous, et que tout le monde y parait effectivement selon l'état et l'importance qu'il possède dans la vie sociale, l'espace public des média est imposé à tous, mais d'un accès très restreint et réservé aux spécialistes qui sont seuls autorisés à former le goût, les moeurs et l'opinion publique." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 268)

Paradoxalement, c'était une société toute entière tournée vers le besoin qui s'en remettait pour le jeu social à une ritualisation ornementale. Lorsque l'attention peut se porter sur les possibilités relatives des individus les uns par rapport aux autres, les rites sont comme détachés de la pratique pour devenir symboliques. Maintenant que la pratique humaine est essentiellement de paraître et d'être aux yeux du sexe opposé, l'ornement sexué tend à être remplacé par le "signe de piste" des modes.

"Dans les gondoles d'un supermarché, dès six ans, tout enfant sait reconnaître les vêtements qui sont pour les filles, de ceux qui sont pour les garçons, et de ceux qui sont indifférenciés. L'enfant discerne le genre d'un vêtement avec la même assurance qu'il se choisit un jouet correspondant à son sexe. Cette compétence est acquise sans être au programme d'aucune école, ni faire l'objet d'un apprentissage particulier et conscient à l'initiative des parents. Lorsqu'il ne porte pas les habits de son sexe, l'enfant peut éprouver un sentiment de gêne qui vient plus tôt que la gêne ressentie par le fait de montrer son sexe naturel." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 27)

On dira également que les véritables parents sont maintenant ces objets parfaits, devant lesquels l'enfant n'est plus tenu d'obéir mais seulement de désirer. Le désir est devenu le nouveau maître, qui n'a rien d'un libérateur.
"Le costume, non seulement provoque les sentiments des autres, mais passe pour contenir les sentiments même de la personne qui les porte, sa conscience de soi et sa conscience des autres, et ce pour tous les états sociaux." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 123)
Le progrès technique lui-même est mis au service de ce renouvellement de la mode.

Lorsque les besoins de protection ont été matériellement satisfait, n'ont pas disparus les angoisses et peurs qu'ils avaient suscités. Les corrections à apporter sont alors spirituelles, s'extrayant peu à peu des systèmes physiques en ornements ritualisés, puis en matériau indépendant de support à émotion, et d'échange humain artistiques.

L'art s'est ainsi détaché de ses supports matériels pour devenir le but même de la valorisation.
La fiction muséographique qui prend au mot le discours existentialiste par lequel l'oeuvre d'art prétend être la source des effets qu'elle produit (attirance, respect, agrément, admiration, répulsion, etc..) est tout aussi illusoire que la prétention essentialiste qu'aurait un individu qui voudrait jouir d'un crédit social qui ne dépende aucunement de ce qu'il possède ou de ce qu'il fait, mais simplement de ce qu'il est.
La valeur devient une essence.

Le jeu moderne des ornements hors de leur nécessité en a libéré le sens. Ainsi les gens qui reçoivent avec plus de liberté privée peuvent-ils créer une distance sociale plus grande, en affirmant leur capacité à maîtriser ce qui reste inaccessible aux autres. Parfois, le bâtiment, comme le vêtement, manifeste encore le crédit qu'autrefois, ou encore maintenant chez les escrocs, il réalisait.
Se placer en représentation, c'est toujours afficher en même temps des signes ornementaux et des signes conventionnels en subordonnant les seconds aux premiers.

Dans l'atomisation de la Société du Spectacle, il n'y a plus de personnes, mais juste des individus, spectateurs ou vedettes.
Cette société, parce qu'elle confond vérité et publicité, demande l'extraversion des individus, mais à condition qu'ils n'aient rien à dire, et récupère le sens le plus pauvre de la transparence chère à Raoul Vaneigeim pour débusquer ce qui reste de la vie privée.
On peut définir l'immunité, d'un individu ou d'une société, comme la capacité à accepter des éléments étrangers en restant soi-même, ou plutôt, à s'adapter en dirigeant cette adaptation. Lorsque cette adaptation est dirigée par les objets, la richesse de la société est comme diminuée de la dimension humaine et historique. L'immunité humaine n'est plus assurée.

"L'individu est moins que l'élément le plus restreint d'une communauté, la personne individuelle. Car si l'individu est bien la personne, il est la personne abstraction faite des communautés auxquelles elle participe, qui la font exister; abstraction faite de ses biens, de ses possessions : l'individu est la personne isolée, sans capital, sans inertie; l'individu est une fiction qui doit disparaître." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 270)
L'utilitarisme confine la richesse dans le vice solitaire en lui ôtant toute justification sociale pour le reléguer dans le caprice. C'est la mainmise du narcissisme sur la culture.
C'est parce que l'apparence de la richesse est fixe que la richesse peut se mobiliser, s'acquérir et se mouvoir. Une richesse immanente ne pourrait se transmettre ou s'acquérir.

La quantité d'ornements n'est plus signe de pouvoir, mais de particularité, voire de particularisme folklorique. La séduction se formalise dans l'apparence par un caractère non-opératoire, voire carrément en empêchant l'utilité. Ces particularités sont maintenant réalisées dans la marchandise.

"La révolution française avait confondu toutes les communautés de métier ou d'intérêt dans un corps uniforme appelé Nation, afin de donner tout le pouvoir apparent de l'État aux trois corporations de la justice, de la finance et de l'administration qui, depuis cette époque, figurent seules comme pouvoir légitime dans notre constitution. Tous les autres états ou groupes sociaux avaient interdiction absolue de se manifester, de se réorganiser et de se reconstituer en pouvoirs. L'histoire urbaine du XIXè siècle est une alternance d'émeutes très violentes au cours desquelles les fractions dominées du peuple essaient de s'associer, de sortir de l'anonymat et de réapparaître en réinvestissant l'espace public, et une alternance de conscriptions qui mobilisent et rejettent des classes d'âge entières au-delà des frontières. La reconquête d'une place dans l'État devient plus pacifique avec le droit de s'associer, de former des syndicats, de manifester, c'est à dire avec l'institutionnalisation d'un espace social qui, comme le remarque Claude Rivière, s'oppose à l'espace public des défilés du 14 juillet comme la gauche s'oppose à la droite. Le défilé du 1er mai a restauré la date de la procession annuelle de la Basoche, sans redonner aux clercs de Paris le droit de jouer des pièces de théâtre et de danser sur la table de marbre du Palais."
"Les processions religieuses, auxquelles on peut assimiler, les défilés, parades, fêtes roulantes, montres, cortèges, jeux, ou équipages, confèrent un même mode de publicité à toutes sortes de communautés." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 193)
Un cortège qui défile est la forme ornementale d'une communauté.

LA LOCALISATION

"Ce n'est pas par hasard que, dans l'ancien droit, tous les liens sociaux conventionnels - comme les louages d'industrie ou d'ouvrage, et comme les locations à ferme, à partie, à rente, à terme - étaient formées sur le mot lieu, c'est parce qu'ils participent du processus plus général de localisation, processus qu'on peut définir comme le fait de transformer un lien social en lieu social. La location est une situation de fait avant d'être une situation de droit et le locataire fut d'abord défini simplement comme la personne qui est sur les lieux, et ensuite comme les droits qui dérivent de cet état. La localisation donne à un lien social une forme et un contenu spatial fixe, c'est à dire qu'elle rend les liens sociaux solidaires du sol. A partir de la suppression par Turgot des métiers organisés, puis par le Code civil napoléonien, les conventions de louage d'ouvrage et d'industrie cessent d'être pensées comme une mise à disposition d'un lieu de travail, c'est à dire comme une localisation de l'ouvrier, pour être considérées comme l'achat du produit anonyme du travail, c'est à dire comme un acte de négoce. Il y a, depuis ce moment et jusqu'à nos jours, un lent mouvement de délocalisation et de dépersonnalisation de l'activité productive qui s'exprime aussi par le remplacement des mots oeuvre et ouvrage par le mot travail, mot réservé jusqu'au XVIIIè siècle à la souffrance individuelle." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 267)

La délocalisation des pratiques accompagne celle de toutes leurs contraintes ; cette libéralisation est recherchée pour elle-même : la disponibilité est vécue comme une qualité, puissance - sur le hasard et pouvoir - sur le choix. La prévisibilité permet de contenir le hasard et assoit la domination de la gestion (par différents procédés, comme les marges de sécurité, les doublons, les répétitions... ).
Sa critique, l'urbanisme unitaire des Situationnistes, a été le projet de réunir, dans la perspective d'une libération des possibilités psychogéographiques, l'espace social et son décor.

La guerre de mouvement, comme toutes les avancées techniques, a définitivement relativisé la notion de frontière, même en Corée. Une communauté s'objective toujours spatialement, mais cela ne signifie pas fonctionnellement.

La communauté des citoyens a besoin de se montrer comme telle, et les villes se fortifient aussi pour se conforter. L'apparente suppression moderne des remparts condamne la cité à une bataille permanente. L'idée de progrès se justifie par les découvertes scientifiques, mais son usage essentiel est de favoriser la mode et son renouvellement. C'est ainsi que les institutions changent fréquemment de nom. Plus que la mobilité contemporaine, plus prônée que réellement réalisée, c'est la permanence, l'immobilité, qui est originale, par rapport au changement permanent de la vie ; mais il est vrai que celle-ci nécessite tout autant de variation que de pérennité.

La société du XXème siècle s'est reconnue, et perdue, dans le modèle américain d'un territoire hostile et gratuit. La ville moderne, américaine, combat le territoire. La généralité (l'universalité, l'argent) dépasse la particularité (toute la civilisation qui a fait accepter l'existence de l'individu parmi ses pairs). Le pouvoir, la possibilité et l'universalité, donne sa beauté au spéculateur, qui contraste avec la laideur de la décision, toujours partielle, achevée, particulière, locale. L'absence supplante l'existant, c'est le prix du progrès.

Moment constituant de la vie civile, l'état s'oppose à l'activité dans les heurts de l'histoire, comme une sublimation du cours de la vie, mais quel que soit le sentiment raisonné des hommes, il leur faut admettre le désordre immanent et nécessaire. La connaissance des équilibres dynamiques, si elle permet la gestion, est également la formalisation du point de vue du spectateur ; elle a besoin d'un pivot, d'un lieu.
L'agressivité semble actuellement inhérente à la ville, alors que ce phénomène est simplement moderne. Depuis les grands empires, la ville hégémonique et son totalitarisme sont le modèle de la domination.

Deux caractères se sont formalisés dans le rapport des hommes au lieu : le pillard nomade et l'agriculteur investisseur se sont opposés sur tous les choix d'usage du territoire. Les uns sont situés, repérés, implantés, ancrés dans un passé ; les autres autres mobilisés, déplacés, de passage, dans un perpétuel présent, modernes voyageurs qui consomment le monde et changent d'espace plutôt que d'agir sur lui.
La démocratie naît de la cité, et dans la ville. L'espace public lui est nécessaire, mais son organisation par l'urbanisme en est la fixation : le remplacement de l'investissement local des citoyens par une bureaucratie. L'urbanisme se présente comme le règlement de la démocratie, qui laisse à la démagogie la quête d'une urbanité à jamais perdue.

L'objet prend son sens moderne dans la culture de l'individu et dans la civilisation qui le met en scène. La civilisation attribue des valeurs positives et négatives à des pratiques et des interdits, en valorisant ces derniers comme ce que l'on ne doit transgresser, dont le modèle est la mort.
Les artistes ont chanté la beauté du désordre vivant par rapport à l'accumulation morte, mais ce sont simplement deux régulations différentes.
Une civilisation a pu se bâtir lorsqu'elle a établi le respect de l'immobile, qu'elle confère un droit de permanence à ce qui ne fait rien pour se maintenir. Malgré leur apparence, il n'y a pas de conservateurs passifs ; la passé doit être régulièrement réinventé ou oublié.

L'évolution permanente de la ville s'oppose au modèle d'une ville idéale, d'une localisation parfaite.
La localisation classique a créé un rapport à la réalité dont nous gardons la nostalgie. L'esprit des lieux échappe à la rationalisation, tout comme les caractères nationaux.

Quand le conflit Est/Ouest est remplacé par celui Nord/Sud, le monde ne cesse d'être divisé.
Entre l'histoire proche et l'histoire lointaine, c'est le regard qui change. Quand cette séparation a-t-elle lieu ? Il semble exister des géodésiques culturels, liaisons organisant l'histoire selon l'intuition subjective de permanences résurgentes.

La Société du spectacle, en s'attaquant aux attaches, sublime la sensibilité en sensiblerie et ce qui était réellement vécu se déplace dans l'imaginaire.

L'ORNEMENTATION

Le système ornemental construit chez le spectateur une représentation de la valeur des choses : il est l'évidence d'une pérennité et c'est ce qui a expliqué son déclin et le ridicule actuel de son usage vulgaire dans le kitch. En tant que protection illusoire dans les combats que se livrent les valeurs particulières pour la forme-valeur, il est l'outil qui permet la paupérisation nécessaire à la diversification du marché. Dans un temps de changements si rapides et si profonds, il permet de maintenir l'apparence de ce qui se dévalorise.

L'ornementation s'oppose à l'instrumentation, mais du point de vue de l'objet. L'ornementation accompagne la science subjective, en lui fournissant des supports pour les illustrations de ses points de vue. De là son exubérance au XIXème siècle avec le Spleen.
C'est l'instrumentation du genre qui entraîne celle de l'individu, c'est la nation qui crée l'individu et son angoisse personnelle. L'objectivation devient pauvrement une agrégation de signes contradictoires.

L'ornement a pour fonction de montrer la valeur, de la rendre publique dans un monde de sujet. L'économie ne s'occupant pas de l'utile, mais de l'échange, elle ne considère la valeur que comme un instrument. Tandis que le mouvement moderne dans l'art, anti-économique, revendique lui aussi la gestion de la valeur, mais pour une autre réalisation, qui reste confinée.

Le luxe désigne une apparence sans justification raisonnable au critère de l'utilité matérielle. Le luxe immobilise donc plus de moyens que ce qui semble nécessaire. Il est, après le gaspillage, ce qu'on cherche le plus à supprimer lorsqu'on veut faire des économies ou "rationaliser". Mais cette rationalisation est généralement justifiée comme la possibilité d'autres luxes ; les luxes combattent ainsi entre eux comme les nécessités, et de la même façon, en se niant. A l'encontre de la nécessité reconnue, si ce n'est sentie, le luxe est l'objet désiré socialement, l'objet du désir social, le but de la culture et le signe qui rend le nécessaire cultivé. Le luxe superpose à la rationalité efficace un signe de valeur de cette efficacité.

L'ornement a perdu son pouvoir, ce qui permet le design conscient. Le vrai luxe existe toujours, et maintenant la liberté également. L'artisan, comme le paysan, faisait autrefois ce qui convenait, c'est à dire du style, avant de rendre efficace leurs travaux. Le pittoresque et l'artistique sont contemporains de la séparation entre l'efficace et luxe. Ce qui peut être produit pas une procédure ne peut remplacer la renommée due à l'usage.
"Le loisir n'est ni un temps de repos, ni un temps où cesserait de s'imposer l'effort et la performance : au contraire, les activités sportives et artistiques exigent souvent des peines qu'on n'ose plus demander aux activités professionnelles. Tandis que d'un côté la rationalité économique a consisté à chasser l'ornement et le jeu de l'ouvrage pour le limiter purement à la production de l'utile, elle a aussi consisté à instituer le loisir comme un moment séparé pendant lequel l'activité n'a aucune finalité productive ou utile." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 310)

La courtoisie a créé la faiblesse du corps de la femme, tandis que le refus du corps accompagne l'abstraction spirituelle européenne. Le corps individuel est une invention récente. Le droit au mensonge est une conséquence immédiate du droit d'être une personne.

LA CULTURE

La culture est l'intériorisation réussie d'une civilisation, comme celle-ci est l'extériorité polie de celle-là ; non séparables, ce sont les deux faces du même phénomène qui apparaît tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. La culture permet de critiquer la civilisation, c'est à dire qu'elle permet à l'individu d'agir sur celle-ci, tandis que la civilisation permet d'augmenter la culture, c'est à dire qu'elle permet à l'individu de se connaître mieux.

"Les ornements et en général tous les processus de communication non littéraire s'accompagnent toujours d'un discours de dénégation de l'intérêt ou même d'une simple utilité. Ainsi le simple fait de dire qu'il puisse y avoir un artifice qui participerait à l'agrément d'une situation passionnelle est une insulte... Le discours par l'ornement vise à exprimer un désir sans le dire, il vise à atteindre un but sans en avouer l'intention, il vise à se passer de la communication littéraire, il allonge les distances, il complique le jeu social." (Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page IX)

La sociabilité primitive s'exprime par une gamme émotionnelle, de la honte au triomphe dans la société curiale, mais le dépassement de ce stade sentimental demande un ancrage objectif devant lequel fuit l'histoire humaine.
Ainsi, la notion de civilisation se réfère à une multiplicité d'objets et la notion de culture à une identité populaire. Alors que cette dernière a été fortement diminuée, tant par les efforts administratifs que par la séparation marchande, dans le même temps les objets de la civilisation sont devenus des marchandises fétiches, mais inertes, orphelines du divin.
"Je crois avoir toujours détesté, instinctivement, les formes vides et prétentieuses de la Renaissance...(que)...je voyais...comme ce soleil couchant que l'Europe entière prit pour l'aube." (Frank Lloyd Wright contre la renaissance et "tout son vide et son silence")

L'individu veut maintenant être aimé pour ses possibilités, et non pour l'image qu'il représente. Lorsque la permanence de l'usage a été codifiée, les représentations se sont figées en académisme, jusqu'à ce que ces formes perdent leurs effets. L'homme moderne est condamné au mouvement, et à l'image du mouvement.
"Chacun s'imagine qu'il est libre d'acquérir les affaires qu'il veut, puis de les ranger chez lui dans l'ordre qui lui plaît, et que tout ce qu'il fait dans l'espace qui lui appartient dépend de sa volonté individuelle et de sa propre fantaisie. Celui qui envisage de vivre en ménage pense qu'il s'établira entre lui et l'autre personne une sorte de convention volontaire, un contrat domestique dans lequel chacun sera libre de faire valoir et de décider de son mode de vie dans chacun de ses détails. En réalité, rien de ce qui est convenable n'est le produit d'une convention entre des individus : l'accord des conduites préexiste à la confrontation des pratiques et si il y convention, c'est préalablement à toute rencontre. On ne choisit pas l'emplacement d'un meuble ou d'un objet, on trouve le lieu qu'il lui faut, non pas selon une raison fondée sur l'introspection individuelle mais par la place personnelle dans la société."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 51)
Et les objets sont localisés selon leurs appariement d'existence : les couteaux avec les assiettes, les outils de bricolage ensemble. Chaque objet transporte sa place. Ils sont tous serviteur de l'usage établi et, dédiés, mettent en scène celui-ci.

Les rôles étaient auparavant répartis selon un dualisme masculin/féminin. A l'homme l'activité en rapport avec l'extérieur, la technique. A la femme celle de l'intérieur, l'économie. Ces deux rôles sont maintenant interchangeables, l'homme pouvant jouer un rôle féminin, et vice-versa.
Ceux qui sont riches apparaissent tel parce qu'ils gardent pour eux seuls une partie de ce qu'ils montrent, en même temps que cette richesse est reconnue telle parce qu'elle est ce qu'ils dilapident tant qu'ils peuvent.

LA MACHINE

Pendant longtemps, la tâche de l'homme semblait devoir se résumer à l'accumulation, une vaste cueillette, sans cesse recommencée, jusqu'à ce que la machine lui permette de remplacer cette addition par une multiplication.
On a dès lors cherché à se libérer de cette quête quotidienne, et les créations sont devenues envahissantes. On a sans doute fait plus de mal en construisant qu'en détruisant. C'est que la nécessité du contrôle de la production n'est pas traditionnelle. Chacun croit de son devoir d'élever un étron qui limitera les possibilités futures, mais la liberté ne consiste pas à rendre tout possible. L'homme a multiplié ses capacités d'auto-mutilation.

Lorsque l'objet devient machine, il produit et réalise, il rend visible les fins des civilisations. De produit, l'objet devient producteur, et l'homme civilisateur devient l'homme civilisé. Non seulement le sujet est devenu objet, mais encore objet de l'objet.

Autrefois, la connaissance des objets s'approchait par une synthèse paysanne ou par une geste aristocratique, et les objets ainsi connus restaient particulièrement humains.
L'objectivation procède par l'abandon du point de vue et par superposition de résultats d'analyses, instrumentation du monde qui permet l'instrumentation des personnes.

Lorsque les modèles ont pris la place de la réalité, rendue insensible grâce au progrès précédent, ils deviennent les buts ultimes de l'existence qui se trouve ainsi au service de la chose. En ce sens, la toute puissance de l'argent est un phénomène récent. Quand le travail, c'est à dire la gestation pénible de l'objet, remplace le lien social (et supprime son lieu de reconnaissance) comme valeur de l'individu, on obtient le monde misérable du XIXè siècle, qui n'a travaillé qu'à la suppression du travail. Maintenant que celle-ci ne peut plus être évitée se pose la question de la suppression de la valeur qui lui était attachée. La marchandise, fétiche dénoncé par Marx, est devenue divinité lorsqu'elle acquiert moteur et automatisme.

Le fonctionnalisme comme ruse de l'objet pour isoler l'activité humaine de ses créateurs est révélé par sa réalisation par la machine, qui en libère enfin l'homme.

La vanité des hommes a été développée sans frein par les civilisations patriarcales vivant du travail des femmes, et dans lesquelles l'activité noble a toujours été celle de l'oisif, le geste unique et glorieux, la poursuite du fait décisif qui justifie la passion et l'exercice de la force. Mais cette gloire était celle de la domination et du pillage de l'activité banale. Depuis que cette bêtise a faiblit, l'activité féminine, modeste et régulière, a montré son efficacité, tout en restant cantonnée dans la séparation antérieure et il faudrait renverser les sophismes qui privent l'industrie de la gloire.

LA CONNAISSANCE

Le progrès, le devenir humain du monde, qui s'est poursuivi ces derniers siècles trouve un de ses points de départ dans l'intuition cartésienne du primat de l'esprit, qui remplace les simples collections qu'étaient auparavant les sciences par les connaissances causales ; ces théories seront à leur début reprises par Port-Royal qui basera sur la raison mesurable ce qui était auparavant établi sur la croyance et la tradition. Cet avatar du personnalisme sera même opposé à la science expérimentale, qu'il complète plutôt. Cette évolution a troublé les sciences humaines, qui ont peu méritée aujourd'hui encore le nom de science en faisant plutôt apparaître les réticences de la société à se connaître et à se diriger consciemment.

Les sciences humaines commencent avec la connaissance de l'homme comme animal mythifiant et mystifié. Le contraste est saisissant entre l'intérêt pour les connaissances de ce que l'on a appelé la nature, c'est à dire ce qui est censé être extérieur à l'homme (ce qui est réellement directement indépendant de sa volonté), et la peur de la connaissance des mécanismes souterrains de la liberté humaine.
L'intelligibilité du monde est un émerveillement pour un esprit modeste. Mais la connaissance des moyens n'entraîne pas la science des buts, elle n'améliore pas la morale, sauf par rapport à l'exigence de vérité.

Même dans les sciences de la nature, il n'y a que trop d'exemple de ce que les hommes préfèrent souvent l'illusion à la connaissance. Ainsi le fonctionnalisme entend rendre explicite les objectifs, mais ce programme ne s'est appliqué qu'aux objets.
"Ce n'est pas la femme qui occupe une position centrale dans la maison, mais c'est la maison qui peut être définie comme une certaine manière de disposer les personnes, les choses et les gestes autour d'une femme."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 56)

Avec la connaissance se perd la magie, et le monde est moins humain. Lorsque Galilée parle, ce n'est pas seulement l'église qui est offensée, ou plutôt pas seulement la doctrine, mais la communauté toute entière, la société. Le but fixé au genre humain par Hegel d'humaniser la terre, de spiritualiser la matière parait encore une voie régressive, plus désirable que la difficile modestie de ne pas être des individus décisionnaires, à la cause des faits, par notre génie ou nos péchés. Mais c'est aussi parce que cette connaissance est celle de la participation possible et nécessaire à un monde ouvert qu'elle a accompagné le besoin de démocratie. Le développement de la connaissance a privé le message de sa valeur intrinsèque, magique ; il n'est plus jugé que sur son rapport à la réalité.

Ce qui vient à la conscience peut être nommé, et l'on obtient ainsi un droit de principes, plus ou moins parfait, plus ou moins réalisable. Pour tout le reste, qui va de l'évidence à l'indicible, on a un droit du geste qui, par jurisprudence, a codifié la loi du moindre dommage en un fait social.

On ne juge pas une morale sur ses intentions, toujours les meilleures, mais sur ses résultats : le bonheur est le critère irréfutable qui met en pièce toute formalisation de l'intérêt, des passions ou des idéaux. Les gens malheureux, ou placés dans la situation d'être malheureux, reproduisent dans leurs oeuvres ce malheur, cette destinée impitoyable et cet empêchement au bonheur. Cette part personnelle se répond à elle-même dans le public, ou soulève contradictoirement révoltes ou espoirs.

LA SOCIETE COMME OBJET

Contre la sociologie

Une sociologie qui se donne pour objet de révéler la misère du monde ne fait oeuvre utile que si elle cesse d'être sociologie pour devenir l'agent indicateur de l'action de la population. La publicité de la misère est indispensable à sa suppression parce que celle-ci ne peut être l'effet des pouvoirs publics, mais du public lui-même. Les gens vivent surtout dans des représentations avant de vivre en faits et en actes, et c'est pourquoi la théorie doit sans cesse leur révéler le négatif de leur vie, dont la pratique est le moyen de s'affranchir. Voilà la richesse de la théorie révolutionnaire, ou plus simplement de la critique, qui ne peut être ni sociologique, ni spectaculaire. L'opinion publique, parce qu'elle est elle-même une représentation, un résultat de la division, la spécialité de la pure intellectualité sans pratique, ne peut utiliser la critique, et c'est pourquoi le monde qui est construit autour d'elle, universitaire comme spectaculaire, en est dépourvu.

La sociologie a été développée avec le positivisme d'Auguste Comte : elle se bat contre la négativité en expliquant le négatif, pour ne pas lui laisser faire son travail. Ainsi, le mouvement historique étant l'oeuvre du négatif, la sociologie travaille à supprimer l'histoire.

La sociologie sert au contrôle de la société, comme l'a montré Gustave Lebon dans sa Psychologie des foules. L'autonomie de l'état totalitaire décrit une spirale effroyable dans les trois régimes fasciste, nazi et stalinien, qui peuvent pertinemment être ainsi classés selon le nombre de leurs victimes.

L'état fasciste prétend concentrer toute l'excellence de la nation, et à son tour diriger celle-ci. Toutes les particularités, tous les intérêts particuliers doivent lui être soumis et disparaître en son sein. La société est ainsi rendue étrangère à elle-même, tandis que le mouvement de l'état poursuit l'idéation d'un esprit national, qui a nécessairement disparu, et que l'on doit réinventer en récrivant l'histoire.

L'état fasciste doit cependant correspondre à son peuple, il doit être populaire. L'état nazi se détache de sa justification nationale, qui ne lui sert qu'à accéder au pouvoir. (Hitler, dans sa défaite, considérait que l'Allemagne avait trahi le nazisme.) L'état est la valeur qui concentre les valeurs ; il est le maître victorieux qui entraîne. Le peuple le sert lorsque les états s'opposent et le meilleur état vaincra les autres en étant porté par le meilleur peuple : ce sera l'état surhumain, dominant les hommes, qui lui remettront toute leur force. Cet état n'a qu'un seul devoir : sans cesse se fortifier, se purifier, être toujours plus inaccessible : une pure structure de domination.

L'état stalinien, ou plutôt léniniste-stalinien, est chronologiquement le prédécesseur, et peut-être le modèle des deux autres, mais la guerre l'ayant fait victorieux, il a amalgamé les qualités de ses rivaux pour présenter un aspect jusqu'ici indépassé. Représentant autonome de la société, il combine idéologie et pratique.
L'idéologie de son autonomie tient dans sa vocation à devancer la société, c'est à dire à détenir la critique et la vérité. La critique lui permet d'arracher le pouvoir, mais l'oblige à mentir dès son installation. La vérité ne pouvant plus concerner que l'inaccessible se cantonne dans des intentions d'autant plus excellentes qu'elles sont irréalisables. Ces intentions parfaites rendent alors impossible toute contradiction (car qui serait contre le bonheur, ou contre la paix par exemple ?).
Sa pratique, sa véritable force, c'est l'application à rebours des sciences sociales, qui deviennent les sciences du contrôle pour modeler la société dans le sens théorique d'un destin indiscutable. La sociologie, l'urbanisme ou leur pensée l'économie font ainsi grand usage de la vocation de l'état à réaliser l'histoire.

LA GESTION

La gestion n'est pas le fait des seuls gestionnaires. Dans la société du spectacle, c'est à la fois le modèle et le procédé de la construction du temps humain parce que la direction des choses s'est imposé comme direction des hommes.

La nouveauté spectaculaire réside en ce que l'objet social rendant visible la domination, celle-ci se préoccupe plus de la visibilité, pendant que dans le même temps, une évolution des techniques et de la connaissance permet de transgresser et de reconstruire ailleurs les limites matérielles connues.
La démocratie idéale n'est jamais réalisée parce qu'on la fait idéale. Le désordre nécessaire est difficile à accepter par un esprit planificateur. Pourtant, ce désordre doit rester proche au risque de devenir dangereux. Il faut trouver les justifications des gratuités nécessaires.

Les prétentions des projets méconnaissent, nécessairement semble-t-il, la grossièreté des réalisations. La gestion suppose une téléologie qui organise l'absence du trajet, de la production. Par exemple, l'informatisation des études, analyses et outils multiplie la production d'artefacts. Ainsi, la perfection des analyses urbaines ne correspond pas au désordre et à la complexité de la ville, surtout quant à la séparation des fonctions, ne serait-ce que parce que la permanence en urbanisme suppose une réutilisation.

La domination, le passage de l'idée à la réalité cherche à reconstruire violemment la perte de sens qui a eu lieu lors du passage de la réalité à l'idée. L'action demande une gestion : celle-ci s'affirme comme une violence aveugle, un contrôle de l'aléatoire.
Il est maintenant bien connu que la disposition des moyens propres à l'action modifie les possibilités. C'est ainsi que l'irréalisme réglementaire provoque des vices dont on ne sait jamais jusqu'où ils sont imprévus.

La permanence peut être considérée comme le résultat d'une volonté renouvelée mais aussi comme la trace d'un objet sans enjeu. Le mouvement quotidien s'oppose à l'éternité immuable comme l'économique au politique. L'état est une pensée fixe de la société qui s'oppose à l'activité mouvante. On le voit dans le cas des migrations pendulaires comme phénomène négligé, et pourtant producteur.

LA VILLE

La ville est le territoire de l'artificiel ; c'est là que l'humanité s'est détachée de ses limitations naturelles et a pu entrevoir la création libre d'un environnement spécifiquement humain.

"Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité était l'association religieuse et politique des familles et des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de cette association. Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donne celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est une ville et nous finissons si nécessaire par l'entourer de murailles. Une ville, chez les anciens, ne se fondait pas à la longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des constructions. On fondait une ville d'un seul coup, toute entière en un jour. Mais il fallait que la cité fut constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la plus difficile et ordinairement la plus longue."(Fustel de Coulanges, La Cité antique, Chapitre 4)

"La ville médiévale était un rassemblement de maisons à boutique regroupées pour former des allées, chaque allée correspondant à un métier, c'est à dire à une famille de produit ou de provenance. Elle ressemblait à un vaste marché d'aujourd'hui avec toutefois deux différences : d'abord chaque production se faisait et se stockait dans la boutique ou l'arrière-boutique, ensuite tous les artisans et leurs familles, les apprentis et quelques compagnons habitaient dans le même bâtiment que la boutique. Ainsi on peut analyser un marché ou une galerie marchande actuelle comme une ville classique qu'on aurait intégrée ou compactée, en la réduisant de toute la fabrication, de tout le stockage, de toute l'habitation des marchands, des artisans et de leurs familles qu'on serait allé concentrer dans un camp en dehors. Le supermarché moderne est l'aboutissement des foires des enclos privilégiés où les marchands forains (i.e. étrangers) pouvaient exposer en franchise des droits et règlements du lieu."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 79)
"La ville moderne a opéré une ségrégation entre trois des moments fondamentaux de la vie urbaine : la vie privée, le commerce et la vie professionnelle. Au lieu que chaque bâtiment soit l'enveloppe d'un groupe de personnes qui vivent ensemble ces trois moments de la vie, la ville moderne a fait des immeubles qui regroupent dans une même enveloppe des populations qui vivent séparément une de ces trois fonctions."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 82)

La répartition nécessairement inégale des densités s'effectue selon le véhicule envisagé et la voiture rend anachronique la ville du piéton. L'urbanisme moderne se base sur le besoin (non avoué) de transport.
"La ville, distincte aussi de la paroisse, a toujours commencé par être d'abord constituée dans les limites d'un enclos et donc par la distinction entre un intérieur et un extérieur."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 77)

Investir dans et sur le territoire s'oppose à l'extension des flux financiers, en même temps que le dynamisme expansif prime toute harmonie locale.
"Une maison d'artisan comprenait une surface d'exposition donnant sur la rue, un atelier ouvert au public, des réserves, une habitation pour la famille du maître, les apprentis, une ou deux bonnes et un ou deux compagnons. Elle était bien individualisée car il n'y avait qu'un maître par maison. Sa taille était bien définie puisqu'elle ne pouvait ni diminuer jusqu'au logement unifamilial, ni augmenter jusqu'à devenir un atelier collectif ou une manufacture. Comme les maisons de marchand ou d'artisan étaient d'une importance similaire, non seulement entre elles, mais aussi relativement aux maisons d'ecclésiastique ou d'officier, elles étaient présentées dans une même gamme continue par les traités d'architecture qui proposent des plans-type de modèles de maisons de ville. Outre sa situation dans un quartier ou dans une rue déterminée, chacune de ces maisons était présente dans la ville, non seulement comme un moyen physique de produire et d'écouler une production ou un service, mais surtout comme l'image et le crédit de chacune de ces unités de commerce : chaque maison était bien individualisée et identifiable, d'une part à cause de son nom propre (car toute maison avait un nom), de son enseigne (qui était un nom figuré in rebus) et des autres détails caractéristiques."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 80)

La façade moderne n'est plus l'expression d'une communauté de vie ou de travail, mais le signe d'une adresse dans une ville faite de choix individuels, l'orientation commune des gens qui restent inconnus les uns aux autres, et qui marque plutôt leur place, éphémère, dans la hiérarchie du pouvoir.
Les habitants souffrent de cette fragilité qui se superpose à leur anonymat et qui leur fait regretter le "solide" d'une maison ancienne et la symbolique médiévale de la confiance, qui ne peut plus exister aujourd'hui.

Le commerce n'a pas abandonné ses anciennes publicité : Les espaces de braderies et autres foires à la brocante voient se superposer le plus récent avec le plus archaïque, mais en rendant souple tout ce que la limitation ancienne du domaine public avait voulu fixer.
L'espace public, qui est légalement accessible à tous, a perdu l'être unifié d'une société matérielle pour se diviser en fonctions des mises en relation et des isolements : il est maintenant l'espace du pouvoir, le lieu où la raison organise la hiérarchie. Comme tel, il s'impose à l'espace privé qui reste le seul à permettre une perfection universelle mais isolée, tandis que le public est fait de corrections séparées, sous le manteau d'une commune utopie.

La hiérarchie sociale était autrefois montrée tant par le bâtiment que par le vêtement : elle devait pouvoir être lue par des étrangers. Cette possibilité a été rendue caduque par la spécialisation du pouvoir. Le monde y a perdu sa publicité, devenue subversive. De la qualité montrée, on a gardé une simple quantité, un classement dans une hiérarchie impersonnelle.
La valeur d'échange ayant besoin de présupposés situés en dehors d'elle-même, la raison de cette hiérarchie poursuit sans cesse sa qualité, sa matérialité qu'elle a détruit : s'il reste l'édifice, la dépersonnalisation, l'extériorisation de la façade est contemporaine de la fin du récit qu'était la ville ancienne. Le bâti moderne, comme la spécialisation du pouvoir, ne reçoivent leurs valeurs que de l'extérieur.

Ce processus de socialisation, qui avait produit le bourg et tous les ornements, produit et demande maintenant d'autres structures, formes souples et signifiantes, gestes guerriers et spectaculaires ; mais ces mouvements n'apparaissent au vulgaire que dans les phases de consommation.
La ville actuelle pourrait être particularisée par le mouvement permanent de ses formes signifiantes dont seules quelques unes sont repérables, comme la publicité marchande. L'apparence de l'autorité, structurée par le bâtiment, tend à être négligée, puisque son espace d'extension n'est plus réel, mais spectaculaire.

Le public vit cette évolution comme l'assouplissement des anciennes règles codées qui régissaient les rapports de force, remplacées par des instructions précises, fonctionnant dans des cas précis. L'éloignement de l'autorité cache sa brutalité.
Le signe de l'autorité s'est déplacé de l'ornement à l'espace de la mise en scène, et les sources d'ordres se superposent dorénavant en de multiples formes, toutes tendant à approcher et à réaliser la forme-valeur.

C'est l'inefficacité des barrières matérielles et ornementales qui a nécessité leur remplacement par les systèmes d'accès sélectifs, pour lesquels le tri a déjà été opéré.
C'est le besoin d'extériorité qui a miné les anciennes séparations nationales et corporatives et qui renforce les entreprises multinationales, pourtant toujours partielles, limitées et séparées : de là leur tendance à l'action humanitaire, qui échappe au trivial de leur ressort économique.

L'ETAT

Le plus froid des monstres froids (Nietzsche) est la personnification de l'objectivité. "La verbalisation est un système de croyance, mais la localisation dans l'espace est un système de réalité."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 263)

L'état de fait, c'est l'état des choses. La vérité serait alors la conjonction entre l'unité de la perception (la réalité) et la conscience intérieure (l'évidence). La ville n'est pas la projection au sol des rapports sociaux, sauf dans l'urbanisme unitaire de Constant Nieuwenhuys qui se place en dehors de l'aliénation : aliénation autant de ces rapports sociaux que de leur objectivation. L'individu est un mythe dont l'observation la plus simple montre l'absence de régularité ; c'est dire l'ambiguïté de sens de la notion d'espace privé (privacy). Par opposition, le domaine et l'espace public sont bien identifiables, mais il ne s'agit que d'objets virtuels et non de pratiques communes, qui échappent à l'uniformisation. Le domaine public, comme ensemble de représentations de la société, correspond à une superstructure au sens de Marx. La sphère publique serait le lieu de l'état, la sphère privée celle de la personne, c'est à dire la seule réalité. La superstructure, parce que c'est la seule pensée, est le seul pôle qui permette de considérer un processus, c'est à dire de l'autoriser ou de l'interdire. Comme vue partielle sur la réalité, le public est un défaut du privé. Laissons à la sociologie, depuis Montesquieu, le soin d'ordonner les légitimités. L'histoire de la monarchie fut ce combat de l'individu contre son groupe, dans une localisation négative, construite par l'état.

L'état s'oppose à la nation, comme l'individu à la personne ; l'individu est la personne abstraite des communautés auxquelles elle ne participe plus, et qui la faisait exister. Les communautés religieuses nient l'opinion privée. La littérature communiste est cet essai de montrer l'appartenance à un parti d'individus isolés. Le droit du sol ne recouvre pas l'identité. Lorsque l'individu est extrait de son ascendance et de son lieu, il devient "déraciné", délocalisé ; il devient membre de la masse, et l'organisation sociale n'est plus qu'une machine, voire rien. Le pouvoir de la femme était généalogique, celui de l'homme professionnel ; lorsque ces deux pouvoirs ne se combinent plus, ces influences réciproques deviennent occultes. La localisation est une fonction sociale d'économie des relations. Non pas le choix des marchandises, mais l'organisation de sa propre apparence, et celle de sa sphère, est un fait partagé. La personnalité collective n'obéit pas aux mêmes lois sociologiques que l'individu.

"Lorsqu'une qualité civile ou professionnelle est possédée pour toute la durée de la vie, elle devient un état de la personne. Mais lorsqu'un état de la personne n'est possédé que pour une durée fixe ou à titre précaire, il devient étranger au sujet qui n'exerce plus que la représentation d'un pouvoir dont la supériorité ne lui appartient plus. Lorsqu'un pouvoir est personnifié, par exemple la Justice par un juge, la Force par un gendarme ou l'Etat par le roi, tout ce pouvoir qui est exercé, donc possédé, par cette personne devient constitutif de la personne. Il est oiseux de se demander si les rois exerçaient un pouvoir personnel car la France s'est constituée comme la personnalité des rois. Il est idiot de se demander si le juge a un jugement personnel, car la pensée du juge ne saurait être autre que la loi. De même que le juge n'a plus d'autorité si, au lieu de dire la loi il devient un sujet pensant et voulant par lui-même, de même la loi ne peut pas être une parole effective si aucune personne ne la dit. Les lois sont des magistrats muets et les magistrats des lois parlantes. De même qu'un roi ne peut pas rester roi s'il devient une personne privée, de même la France ne peut pas demeurer elle-même sans personnalisation."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 282)

LA VALEUR

La civilisation américaine, par son culte de l'efficacité, a libéré les possibilités individuelles qui s'abîmaient dans l'ennui du spectacle des Cours européennes, dans lesquelles l'action du seul sujet, le monarque, était elle-même prévue et codifiée.

Champs ouverts et champs fermés

En Allemagne, on est responsable si la voiture que l'on vient de se faire voler n'a pas été verrouillée. La richesse consiste pourtant, non pas à posséder de multiples éléments clôturés, mais à être considéré dans la connaissance de tous. La pauvreté, par contre, ressent la considération générale limitée par une voie de fait, une violence qui lui est faite. La richesse est le fait du droit de la société, la pauvreté du droit de l'état. On oppose l'idée du luxe des pays du nord, recherche de possessions confortables, avec celle des pays du sud, recherche de signes, le plus possible dématérialisés, de considération : c'est considérer que seuls les objets parlent, et que le langage peut être quantifié. Les biens se sont alors détachés des signes, par exemple militaires ou religieux. Ainsi, après des guerres civiles, on a pu assister au glissement de valeur des ornements, démonétisés par l'inefficacité de ce qu'ils représentaient. L'idéalisme qui confond droit et réalité voudrait que la légitimation de la possession soit suffisante, mais chacun sait que celle-ci repose sur la menace de l'emploi de la force. Parce que les prédateurs savent que leur chasse ou pêche dépend de leurs rencontres hasardeuses, ils ont développés des pratiques superstitieuses. Parcourant un territoire le plus vaste possible, ils valorisent la mobilité, création de richesse, et la rapine de ce qui est extérieur à leur groupe, c'est à dire un fort sentiment de nationalisme. Les charognards, par contre, valorisant l'investissement local, ont inventés la capitalisation du travail qui permet l'industrie. Cette invention demandait le droit, pour protéger le créateur de richesse, en codifier les transmissions, échanger le pouvoir de la force contre la réserve garantie par tous. La ville est ainsi l'espace de confrontation entre les individus privés, avec la création des clôtures, matérialisations et réalisations de cette séparation, mais ces clôtures sont d'abord symboliques, l'ensemble du territoire étant en réalité contrôlé par l'autorité générale qui organise ces séparations.

L'argent est la quantité en soi, et un million de dollars est bien plus qu'un million de fois un dollar ; celui-ci ne peut que se perdre, tandis que celui-là fructifie et s'augmente presque naturellement. Le tout est plus que la somme des parties (Aristote).
L'argent est le pouvoir de la chose, que l'homme peut dompter un instant, puis qui le renverse l'instant suivant ; représentation du pouvoir, elle ne combat que contre d'autres représentations.

"Les sociétés traditionnelles représentaient la valeur, la considération, par un éloignement. Ce qui est représenté par l'argent dans les sociétés capitalistes, était représenté par la distance dans la société féodale. L'homme classique ne connaissait pas la valeur absolue que donne les calculs, mais il connaissait la valeur d'estime. Les économistes posent comme règle de conduite universelle le fait de toujours se décider afin d'optimiser son gain en argent. L'homo-économicus ne juge pas, il calcule. Aussi, l'économie met-elle en place une société où il n'y a que l'argent qui compte et où toute stratégie qui poursuit d'autres fins est mise hors jeu. Dans l'anonymat moderne, tout crédit personnel tend à se perdre s'il n'est pas immédiatement converti en argent. Le monde moderne des affaires est un monde sans oeuvre où les cigales ne chantent plus et où les fourmis vivent au jour le jour."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 322)

Il n'y a pas de valeur d'usage, ne serait-ce que parce que lorsque l'objet participe de l'usage, il est déjà acheté, et que donc sa valeur a déjà été fixée, et a vécu.

LA DELOCALISATION

Que le lieu fasse lien, c'est la civilisation du sujet.
L'objectivation a déplacé le sens du proche vers le lointain.
La transformation de l'objet en marchandise a supprimé le caractère particulier de celui-ci pour ne plus lui laisser d'original que son prix.

Le choix marchand s'est substitué à la création artisanale : le fétichisme et l'abondance ont dévalorisé l'activité au profit du produit fini. On ne peut choisir que ce qui existe, dans un catalogue forcément lointain. La culture de la focalisation se substitue à la pratique.

Les formalisations traditionnelles étaient des positionnements sociaux, tandis que la liberté contemporaine, liberté de choix d'une marchandise, repose sur l'opinion immédiate du sentiment artistique : on se regarde dans un miroir ; et le monde en référence de ce regard n'est plus le proche voisinage, mais l'aventure lointaine et rêvée.

Cet éloignement moderne, fruit du romantisme et de l'exaspération du désir, se retrouve dans la délocalisation actuelle : L'unité du monde a été rendue sensible par un effort de civilisation, avec son apogée dans le dix-huitième siècle français (les lumières) ; celle-ci est remplacée par la société du spectacle : quelqu'un d'enraciné semble réactionnaire, alors que la disparition du temps est une violence. "Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire instruisent les vivants." Chateaubriand

Le spectacle est le pays du mensonge : il cache sa gratuité, et son véritable coût. Son apparente perfection, c'est son fonctionnement sans contrôle. La mondialisation, c'est la disparition du lieu.

La France, comme les autres pays, perd ce qui faisait sa force :
1: le modèle : le langage comme médiation de l'action pour le gentilhomme, puis comme affirmation de principes pour le républicain.
2: l'espace. Un pays de densité répartie, la patrie de provinces aux ressources variées.
3: le bon sens de Descartes ou Montaigne.
L'oligarchie a, depuis 1968, rationnellement détruit la culture populaire, valorisé l'anglais et considéré le paysage comme une ressource gratuite.

Dans le futur, il paraîtra extraordinaire de se penser sans se situer. C'est que le mouvement actuel est sans doute un moment de création de nouveaux repères. Cette tension est visible : la science est invoquée comme un universel mais approfondi toujours plus la connaissance du lieu, la technique se répand avec la concurrence et l'émulation, tout en s'enracinant dans une industrie toujours locale, les communautés se reconnaissent dans leur opposition aux indigènes ou aux étrangers, les conflits profitent des avancées de la logistique pour s'étendre à de nouveaux sites.

Historiquement, l'ancrage local trouve son expression dans la société de cour, comme une apparence d'ordre et une rivalité sous-jacente. Cet ancrage semble superflu dans le monde de l'objet, apparemment chaotique et égalitaire, mais qui reconstitue une hiérarchie cachée.
Les conflits portant sur l'usage étaient réglés par la coutume, forcément locale. L'idéation du rationalisme prétend la remplacer, ce qui n'est pas si facile.

"La notion de propriété des choses peut paraître simple quand le propriétaire est unique et que la chose est simple. Mais ce cas, imaginé par les jurisconsultes jacobins qui avaient idéalisé le droit romain, ne se rencontre que dans les Etats de Robinson Crusoé : la propriété absolue, c'est à dire une valeur des choses qu'on tire seulement de soi-même, n'existe pas encore."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 59)

Le passage de l'avoir à l'être est celui de la réalité à la possibilité. La chose quitte le donné pour être choisie. Le droit se fonde sur la méconnaissance des acteurs, leur indépendance : il suppose un espace partagé, neutre et va même, comme à Nuremberg en 1945, jusqu'à le créer. Chaque espace a ainsi sa justice, ses principes et ses pratiques usuelles et il y a bien d'autres conflits que la guerre entre les différents espaces, qui la plupart s'interpénètrent.
Ces valeurs ont toujours été représentées ; aucune iconoclastie ne les a privé d'ornements. Les purificateurs, calvinistes ou modernistes, n'ont jamais voulu que rendre son espace au culte. Le décorum est un moyen artificiel, visible, codé d'imposer un pouvoir ; il s'applique parfaitement à l'amplification de la puissance pénale, qui doit pourtant rester elle-même plus pénible que son image, pour se justifier. La justice reste ainsi un des plus grands utilisateurs contemporains de signes d'autorité.
"Ce n'est ... pas la même chose de suivre un procès dans une salle d'audience, ou chez soi dans un fauteuil. Au Tribunal, on ne peut ni téléphoner, ni s'affairer, ni s'affaler, ni aider ses enfants à finir leurs devoirs, ni même grignoter une pomme. "La Cour !" : les fonctions corporelles doivent être maîtrisées, la vie doit suspendre son bourdonnement pour que puisse se déployer la cérémonie judiciaire. Il en va d'ailleurs de la justice, comme de la religion, de l'acte théâtral ou de l'opération d'enseignement : elle peut être rendue partout (une table suffit) mais à condition de dégager le temps et l'espace des débats de leurs utilisations profanes." Alain Finkielkraut La mémoire vaine Gallimard p.118
De la même façon, Guy Debord a pu dire que rien ne se passera dans les villes nouvelles parce qu'elles sont privées d'histoire. Tout le décor, les codes urbains et les recherches formelles y ont pourtant été divulgués, mais non réellement créés, et elles ne vivent pas.

On invente la langue quand on la parle, et la permanence ne vient que de l'enracinement des (p)références. L'esprit analytique qui sépare le fond et la forme permet d'expliquer leurs rapports toujours changeants, et cette explication les fixe. De là la tendance idéologique du structuralisme à les séparer réellement. Le signifiant et le signifié n'ont pas de frontière commune ; ce ne sont pas des catégories séparées. L'un n'existe simplement pas sans l'autre.

LA BUREAUCRATIE

Le dossier comme client : l'objectivité du dossier repose sur la suppression de la personne.
L'individu comme objet est géré en masse par des flux. La société moderne dépense une énergie considérable à maintenir toute initiative sous contrôle.

Un dossier répond d'autres dossiers comme l'homme médiéval répondait d'autres personnes. Ford et Durant ont été ceux qui ont poussé l'instrumentation de l'homme jusqu'à l'inexistence de celui-ci. Il n'est pas anodin que Ford ait soutenu le nazisme. Taguchi a depuis réglé les parts de l'homme et du machinal dans le procès de production.

Ce professionnalisme de la gestion est exigé par le besoin de recréation que le fordisme étendu ne satisfaisait plus. Les acteurs simultanés d'un processus font plus que partager leurs tâches, celles-ci interfèrent (mais cette interférence ne doit rien à la tradition, comme Marx l'avait remarqué).
Les services administratifs sont pour le fordisme le seul relais qui, par ses catégories, produisait les idéaux humains, les personnes idéales, les saints et modèles qui sont la référence de sa morale. Celle-ci n'a cependant jamais pu s'imposer et sa dématérialisation informatique coïncide avec sa liquidation. Le modèle matériel, dans la cuisine lyonnaise par exemple, devient pur, dans un rapport polémique au "terroir" et quitte le fait de la tradition pour celui de l'invention.
Le service public jusqu'à la seconde guerre mondiale a représenté cet idéal d'un espace homogène d'expansion et de comparaison des valeurs particulières ; il s'est depuis dissipé pour ne laisser que la simple forme-valeur. On sait depuis Paul Virilio que les transports modernes spécialisent le territoire. Plus une organisation centralisée étend son ordre à l'extérieur et plus elle introduit localement de désordre, qu'elle gère par la statistique, en sorte que cette croissance externe qui lui donne l'illusion d'un progrès indéfini de son pouvoir sur le monde se traduit en fait par une disparition de la réalité des choses en son pouvoir.

L'apparence du territoire est alors nouvelle, et fait émerger des relais d'informations, points ancrés dans un univers de doute. Internet est cet idéal d'un espace sans matérialité, universel et abstrait. En même temps, l'informatique montre que l'important dans ce qui est dit est toujours la forme du message, même si l'élément actif, qui soutient et crée cette importance, l'opus operatum, est théoriquement indépendant du modus operandi. Les fax et les mails se sont ainsi redécouverts les ornements qui étaient dévalorisés dans les lettres.
L'abstraction du service public s'éloigne, déréalisée par les superpositions des nouveaux espaces. La localisation, dans un film par exemple, est entièrement soumise au sens du message ; elle est pur résultat et de moins en moins cause. La localisation des choses et des gens est plus ou moins définie, et cette précision est un indice de densité et de fixité de la matérialisation de la société.
L'ornement est généralement construit par une transposition dans la matière d'une idéation symbolique, transposition qui fait usage des modularités mathématiques les plus simples. Les ordres d'architecture sont des exemples de ces harmonies élaborées par la tradition et réglant ces modules. Ceux-ci ne se répartissent pas selon un axe sensible, tel beau/laid ou nature/rustique, mais selon une échelle de plus en plus abstraite, permettant à la direction de la société de se masquer sans dévaloriser le corps de la société.

Les fascistes ont ainsi agi pour enraciner cette direction et la rendre efficace, et donc en même temps, soumettre la société réelle à l'abstraction. Les oppositions sensibles sont ainsi dépassées dialectiquement, le mâle résidant dans la femelle, l'opposition à la nature dans la nature, la finesse dans la sévérité, par exemple, et c'est ce qui rendait ces messages pertinents pour parler de la société, à l'encontre des caricatures nazi et staliniennes.
L'époque conventionnelle de ces styles est aussi celle de l'enfermement des caractères dans leur apparence, comme la condition féminine par exemple, et dont les fables de La Fontaine donnent une bonne illustration. Les modes procèdent par oppositions successives que la théorie est incapable de prévoir : la symbolique invente à chaque époque une raison structurant cette apparence, raison sociale bien plus que ressort de ces images. Le ciel peut ainsi être à un moment une voûte matérielle et à un autre un vide lumineux, les étages élevés ceux des pauvres isolés puis devenir ceux des dominants avec leurs panoramas.

Le baroque en général consiste en une multiplication superposée de signifiants, et donc d'ornements différents. Les francs-maçons par exemple concevaient leur science du bâtir en relation avec l'édifice cosmique tout entier. Comme pour le langage, on peut parler d'apparence soutenue pour celle dont les codes s'adressent au public le plus général. La gratuité des appellations contemporaines introduit souvent leur contre-sens : ainsi des cités peu civiles et des résidences peu calmes.
Les ornements classiques sont classés selon leur régularité (marbre), leur géométrie (pure), leur finesse (dentelle), en général leur travail. La taille d'un objet a tendance à représenter l'opulence, la puissance et le confort, et c'est pourquoi elle est difficile à limiter. Avec les fonctionnalistes du mouvement moderne, cette modularité sociale a été employée ou abandonnée en regard de critères censés être plus objectifs. La richesse n'a pas pour présupposé son apparence ; le riche apparent est celui qui reste social, attaché à la représentation de sa différence, et c'est pourquoi c'est souvent le moins riche qui sera donc le plus facile à abuser avec les signes les plus vulgaires de l'opulence comme la taille. Les Ferraris et autres Porsches sont nettement plus petites que les voitures des pauvres américains.
L'ornement, comme toute les formes de publicité, utilise la redondance des informations parce que, étant des allégories, leur lien avec le sens voulu a besoin d'être renforcé.

Le deuil est un fait social, c'est le refus de la solitude de la mort, refus maintenant déplacé. Il est sensé se placer hors de l'affectivité, et dans une pure respectabilité sociale, qui maintenant se montre moins. Le deuil était commandé par l'exécuteur, qui en régissait le protocole. La personnalité sociale qu'était la mise en spectacle contredit l'exigence morale. Pour des pauvres, la tenue du mariage pouvait être celle du deuil, car celui-ci est la cérémonie suprême, l'organisation essentielle de l'apparence sociale par rapport à la mort. Le noir extérieur rejoint les yeux fermés du mort et des flambeaux allumés en un lieu obscur symbolisent la permanence des âmes.
S'habiller, c'est décorer son corps pour le rendre signifiant social, en composant avec des codes et des évocations de la nature. La mode montre l'évolution spirituelle et contingente de ces signifiants. Ceux-ci, comme ceux des maisons de ville, n'ont pas d'autres fins et aboutissements que le jeu social. Les ornements luxueux sont aussi une montre de la qualité du travail : une robe à queue suppose une suite. Les facteurs limitant cette tendance sont la solidité de l'autorité, son exercice sans contrainte ni ostentation, pour tout dire heureux, qui est le pendant de la liberté désirée, face à ce système de caste et son enfermement. On avait "l'étoffe du poste" / on veut exister par soi-même.
La nature interne, policée, par exemple des mouvements écologiques et anti-autoritaires s'oppose à celle brute des défenseurs de l'existant, chasseurs et guerriers, principalement éleveurs ou nomades pour lesquels elle est une pure extériorité. L'intériorisation de la discipline est le début de la civilisation, qui ne vit qu'en mouvement.
La propreté d'un objet à son usage est l'imposition par l'usage de l'objet ; elle s'oppose à la propriété, mouvement inverse qui est la liberté de l'utilisateur sur l'objet.
L'ornement a toujours été secondaire par rapport à la forme générale, comme on le voit avec les décorations de l'écu. L'intérêt permanent pour les décorations d'état (d'honneur, de mérite, de guerre) montre bien l'actualité de ce système de décorum signifiant, chez certains en tout cas. L'imagerie de la société qui en résulte est une fiction continue et lisse, dans laquelle les signes conventionnels se confondent et continuent les phénomènes ornementaux.
Le principe aristocratique voulait que le dominant soit admirable ; il faut donc montrer sa richesse : le riche est bon, il est meilleur. Ce système a pour but d'objectiver la place de chacun dans la société, de la lui montrer, d'en forcer la conscience. C'est pourquoi ces règles coutumières culturelles impératives ne sont vécues comme une liberté que par les nombreux subalternes dont c'est l'office, tandis que le pauvre, comme le riche, ne voit dans ce jeu que l'effet du mécanisme qui soumet l'un et assure la domination de l'autre. L'art dans ce cas consiste à montrer, avec toute la convenance, que l'on échappe à la contrainte, qu'on la dépasse.
Le système ornemental n'agit que pour souligner une différence sociale déjà visible; sinon il devient ridicule et inopérant. Les modes s'en distinguent par leur coté gratuit, et même les hell's angels n'ont pas d'uniforme. Ce n'est pas l'ornement qui fait la civilité, mais il ne peut prospérer qu'en parasite de celle-ci. Le refus de paraître, un certain purisme, un ascétisme affecté doivent également être considérés comme des postures ornementales.

Le repas est d'abord l'organisation d'un temps agréable et varié, puis ornementé. Le repas consiste à se nourrir, corporellement et socialement. Perdre de vue ce but introduit les dérèglements américains par exemple. On voit bien que l'ornement n'y est pour rien. L'idéologie du produit met en avant l'emballage comme partie intégrante de la nourriture et son dépassement exige d'y voir figurer l'origine des ingrédients : c'est la nouvelle cuisine, qui cherche à permettre cette socialisation actuellement, à contrario de la complexité de la production qui tend à faire manger à chacun, seul, un ensemble composite dont il ignore tout.
Le mouvement moderne, sur la base d'une reconstruction totale, a développé plusieurs tendances. Le fonctionnalisme de Sullivan, "form follow fonction", concevait la forme pure comme l'expression d'une pratique essentielle. La tendance classique voulait simplement, elle, donner le maximum d'effets avec la plus grande simplicité possible. Une dernière tendance pratiqua des recherches ornementales, en valorisant l'existence indépendamment de l'essence.
Certainement la pureté est une des voies de la beauté, mais en même temps le confort est en partie le résultat d'une impression. Pour ce qui est des meubles, il ne faut pas oublier que leur mobilité permet également de modifier leur apparence. La beauté d'un siège est principalement celle de la posture qu'il permet.
La libération de l'étiquette a permis de sortir la valorisation, par exemple des sièges, du simple gradient pauvre/riche. Le propriétaire est en effet plus libre que le roi, et son apparence n'a pas à se défendre en se plaçant au dessus des autres, mais à côté d'eux.

Le projet de l'urbanisme unitaire, expliqué par Constant, est de rendre concordant l'espace bâti et l'espace social, de réaliser Engels. Ce projet est, il faut le rappeler, fortement subversif et irréalisable dans une société qui connaît la propriété privée du sol. On a comparé l'outil au squelette, et le moteur au muscle ; l'art serait alors l'esprit du monde.
La personnalité se renforce dans l'usage social des différences, et du jeu de ces différences ; le lit n'est plus un espace social depuis que l'on n'y est plus que deux : il n'y a plus de paillards. La mort tend dans nos sociétés à être passée sous silence, comme une simple absence, mais le jugement ne se satisfait pas de cette confusion avec une simple suspension ; celle-ci doit être reprise dans le sens progressif de la vie.

LA CIVILISATION

Formalisation des pratiques, l'objet est la prison des classes dominées et la matière à création de la classe dominante.

La culture serait toute intérieure, nécessairement récessive, tandis que la civilisation, construction extérieure, pourrait s'étendre.
Les différences existent, comme toutes les formes ; pour les manipuler, il faut les sentir : c'est la compréhension que l'on en a qui permet de les utiliser, et, contre l'idée préconçue que l'on en pourrait avoir, plus ces formes sont riches et complexes, plus elles sont appréhendées. La pureté est un fétiche.
Le confort, c'est ce à quoi l'organisme s'habitue sans effort.

"Les églises sont le lieu d'où partent les processions. Contrairement aux temples païens, les églises chrétiennes ont toujours été des lieux de rassemblement pour tout le peuple d'une cité. Contrairement aux autres lieux de rassemblement de la ville comme le forum, la place ou le marché, l'église est un lieu sacré, fortement orienté pour opérer la disposition relative de chaque personne dans l'espace. L'orientation intérieure oblige chaque personne à se placer dans l'église selon les règles de civilité et d'honneur. Ainsi, l'assemblée qui assiste à l'office n'est rien d'autre que la procession générale de la paroisse, la Cité, mais immobilisée."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 199)

Les sanctions pénales, rapportées à la criminologie, ont plusieurs justifications, essentiellement pragmatiques. La valeur d'exemple, la possibilité de rédemption, la protection de la société y sont aussi sérieusement prises en compte. Ces buts se contrarient parfois et la modification de la personne sociale n'est pas forcément recherchée. En tout état de choses, on veille à ce que la peine ne puisse avoir le caractère agréable d'une chose désirable.

La notion d'enrichissement honnête a du combattre pendant des siècles une coalition de dogmatisme chrétien et de cynisme aristocratique, pour lesquels le monde social était une fatalité ; l'apparence s'est progressivement séparée du sens.
Pour passer d'un système de peine spectaculaire à un système raisonné (Beccaria), il faut que la société ait changé, et gagné cette profondeur que demande la réflexion. La rigidité des comportements de l'ancien régime, qui réalisait dans les ornements et faits sociaux la hiérarchie glorieuse des lignées, empêchait tout apprentissage et pratique de la mobilité. (ce qui explique les succès des corsaires et autres aventuriers).

Deux échelles parallèles, l'une intime, l'autre apparente, prétendent représenter la réalité des relations humaines profondes ; leur correspondance dépendait d'un rapport entre la volonté et l'autorité. La société de cour suppose que l'on soit reconnu pour ce que l'on est, c'est à dire une personne fixe. Par l'admiration qui est son ressort, la société de cour est une expression de la libido et de sa sociabilité.
Les combats ont, semble-t-il, été d'abord symboliques ; Les sociétés primitives ont essentiellement construit des symboles ; l'efficacité, la révélation du but du signe, est une conquête qui ne peut qu'être postérieure à l'invention du moi, de l'individu. Ainsi Cyrano pouvait-il se moquer des justifications de la guerre, moquerie qu'il ne faut pas confondre avec la bonne conscience des américains modernes.
La chasse, par exemple, n'est plus, maintenant qu'elle ne satisfait plus le besoin de se nourrir (les animaux sauvages des pays modernes sont généralement malades quand ce n'est irradiés) ni le besoin d'affirmer à la communauté sa force virile, qu'un loisir, une dérivation par passion, aux toujours multiples raisons, dont les rassemblements, comme la chasse à cour, sont d'autant plus suspects que les raisons objectives de ces regroupements sont inavouables : armes à feu, misanthropie, complexe de supériorité, dont il n'y a pas que les animaux qui pâtissent.

Pour la guerre, le monde civil de la précédente civilisation avait réussi à établir entre la France, l'Angleterre et l'Autriche un code de communication qui permettait de connaître à peu de frais, en économisant des vies humaines, qui gagnait les batailles, ce qui n'était nullement symbolique. Ceux qui verraient dans ces codes une glose de cour commettraient l'erreur de remplacer l'analyse de ce que nous avons perdu par une moquerie déplacée (la guerre en dentelles). Ces codes n'ont plus tenu face à la propagande qui, dans une guerre populaire, veut que l'on haïsse son ennemi.
La passivité existe aussi dans le monde animal, ne serait-ce que comme régulation. Les enfants sauvages, que l'on retrouvait autrefois malheureux de temps en temps, outre leur incapacité à apprendre, se manifestaient par un mouvement incessant, de balancement généralement, mouvement qui est socialisé par la danse.

La société ornementale, parce qu'elle est une objectivation des rapports humains, a également tendance à la réification humaine (mais non pas à la façon de la marchandise qui seule nous parait maintenant sérieuse) d'une manière qui nous est bien connue et que, même si elle nous parait caricaturale, nous ne pouvons nous empêcher d'admirer. Du salut à la danse, les rapports de cour peuvent s'analyser comme des simulacres de copulation.
Lorsque, dans l'histoire, les besoins se distinguent les uns des autres, celui du mariage se débarrasse des passions et enchantements, abandonnés à la vie non socialisée qui devient ainsi plus réelle. Ainsi peut-on opposer le monde calculateur de l'intérêt et le monde enchanté des jeux pseudo-irrationnels. Le sens littéral est support d'une figure émotive.
La musique met en scène la réalité ; Le cadre ornemental, c'est une mise en situation des faits sociaux les uns par rapports aux autres, et c'est pourquoi ce cadre doit maintenant être lui-même mobile, jeu et enjeu.
L'ornement est une expression qui ne peut être littérale. Elle est la résultante d'un style, et sa justification. Les classes de sens qui ordonnent ces hiérarchies ne sont pas, ou plus, des choses figées, trouvées telles quelles dans une concrétion de la pratique, mais un degré d'abstraction de la communication, qui se modifie à chaque moment, et interagit sur le message.

Toutes les organisations sociales n'ont pas réussies à se développer de façon homogène. La civilisation européenne s'est répandue plus largement non pas par suite de hasards historiques, mais par suite de mouvements, certains liés à des cultures, d'autres liés à des combinaisons de forces. Il faudrait remettre en cause le primitivisme que l'on suppose à certaines civilisations, et son rapport avec nous. Les civilisations évoluent, et ce qui perdure, ce sont les éléments partagés (par tous, par l'évidence, et on peut juger une civilisation sur la force de l'évidence et sur le traitement des déviants) comme par exemple la tolérance. La tolérance permet de ne pas relever une attaque, certaine de la permanence (de l'immanence) de ce qui est attaqué.
On peut distinguer les civilisations dionysiennes, exacerbées et généreuses, les apolloniennes, ordre parfait dans un tout immobile, et les faustiennes, où l'individu aspire à l'infini combat contre l'adversité.
Les civilisations peuvent être appréciées en fonction des ressources qu'elles offrent aux frustrations, en occasions pour dépasser celles-ci.

LE PURISME

L'image est support d'interprétations à la fois multiples et discordantes ; elle permet donc les plus ambigus paradoxes.

D'après Loos, l'activité vraiment noble est la destruction ; c'est le point de vue masculin et artistique, maintenant parvenu à un tel résultat qu'il faut réhabiliter le rythme lent et banal de la construction, de la nature et de l'industrie. La destruction créatrice ne l'est pas toujours.

Le modèle américain d'un territoire vide et hostile s'est imposé au XXème siècle. Est-ce le vêtement naturel de l'hégémonie ?

L'urbanisme se pose en correcteur des faiblesses de la démocratie : la planification remplace le courage, même au prix d'une dépossession, avec la bonne conscience que l'on a vu à l'oeuvre contre le colonialisme.

La ville européenne, tout comme l'académisme, ont montré leurs limites. L'argument du mouvement du vivant l'a achevé. Il a justifié la page blanche.

Les créations de l'académisme sont démonétisées : la cour, le monde courtois, la courtoisie. L'excellente apparence et l'apparence de l'excellence (tautologie de la hiérarchie). Le savoir vivre comme double de la qualité humaine. Un monde spirituel qui avait réussi à habiller les nécessités avec les habits du social. L'invasion du matériel par l'esprit humain : la liberté symbolique.

La suppression du décorum nous laisse face à une surprenante réalité : le modèle américain de la nouvelle frontière, qui n'en est pas une ; la victoire de la vérité naïve contre l'hypocrisie installée ; la fraîche nouveauté ; le goût de la vraie vie. A nous de dépasser l'échec de l'humanisation du monde pour réapprendre la modestie qui permet la vraie liberté.

L'ornement n'a pas disparu ; il s'est déplacé vers plus d'abstraction, une rationalisation.
L'ornement n'est pas un symbole, mais une particularité de la chose, d'un sens ritualisé. Tous les tyrans ont ornementé leurs pouvoirs. Le nazisme et le stalinisme ont réhabilité l'ornement critiqué par le modernisme. Son côté nécessairement baroque rend maintenant ridicule leurs prétentions monumentales. L'ornement n'est jamais contemporain : distance avec le présent, il puise de façon éclectique dans un fond qu'il veut évident.

La société du spectacle n'est pas iconoclaste, loin de là : elle est puritaine. L'urbanité n'est pas à la suite, mais à la source des ornements, et peut parfaitement s'en passer, comme chez les quakers.

La critique permet d'agir sur le monde lorsque, sans oblitérer les possibilités, elle les désenchante. L'ornement est l'expression du temps de fonctionnement, la liaison entre la fonction d'usage et la fonction d'estime.
La matérialité suppose et nécessite une forme, et non un lieu, qui peut changer. L'art n'est pas gratuit et se fonde, pour parfois se confondre, avec le mouvement d'évolution du sens. L'art peut créer ou supprimer des ornements, il peut aussi exprimer leur absence. L'infrastructure n'est pas indépendante de la superstructure, elle est toujours esprit, de même que la superstructure est toujours matière. Leur opposition n'existe que comme intelligence de deux pôles simultanés des phénomènes.

L'iconoclastie est un mirage qui réapparaît régulièrement, et dont la charge puissante est utilisée pour démoder l'ornement précédent. Les vrais iconoclastes sont très rares et se maintiennent difficilement. La réduction de l'ornement à la simple forme ne dure pas.
Le luxe est un dépassement du fonctionnement reconnu qui prétend à un équilibre avec l'indicible. Transcendance de l'objet, il vise à rendre celui-ci humain.
Lorsqu'un message se matérialise, il devient indépendant des personnes, concentre en lui l'intérêt de la communication, et réifie progressivement les commentateurs. La matérialisation des messages vise à figer la hiérarchie sociale, à fixer les distances de considération des acteurs et à les transformer en spectateurs muets d'un discours éternel.

Le domaine public, parce qu'il est éloigné de la maîtrise du public par la puissance qui porte le même nom, utilise beaucoup de décorum, par exemple dans les bureaux paysagés, ce qui explique l'impression de contrainte que les utilisateurs y ressentent, décorum qui n'est plus nécessaire lorsque la séparation est réalisée, par des bureaux indépendants par exemple. La généralisation de la ritualisation ornementale aboutit à l'étiquette, aux pratiques obligées, si critiquées par les fonctionnalistes et si contraignantes pour l'expression des pulsions.

La théorie marxiste de la lutte des classes substitue à la simple jalousie phénoménologique la compréhension de classes d'intérêts divergents qui organisent l'apparence comme un résultat. Les codes de présentation se sont troublés avec la disparition de l'uniformité de la forme-valeur. Aucun économiste ne rétablira l'étalon-or dans le but de permettre une nouvelle courtoisie. Le complet-cravate n'est plus que le signe minimum de l'intégration de ceux qui ne suivent pas efficacement l'actualité de la mode. Les apparences tristes, uniformes, grises ou sombres correspondent au conservatisme de certaines entreprises, en général celle ou l'individualité est peu recherchée. Le kitch post-moderne a, en réutilisant des ornements plus anciens que ceux du mouvement moderne, donné une apparence moins brutale à un monde qui reste toujours celui de la dépossession.

Le fétiche périmé : le fax ou le mail constituent une pure transmission de message : le support papier ne voyage plus, on n'en retrouve que la trace. Collectionnera-t-on les fax? La pierre que l'autre a touchée ne se transporte plus. La marchandise a tué l'ancien fétiche.

La fonction du système ornemental est de localiser chaque personne, chaque acte, chaque chose dans une convention qui englobe toute la société, qui est la civilisation, et dont chaque personne est le porteur. Toute chose qui porte la marque ornementale, et donc qui obéit à cette logique de localisation, bref qui est convenable, est une reconnaissance de cette convention sociale générale. Cette convention sépare le champ social, mais aussi son devenir suivant deux pôles qui sont les références absolues, d'un côté l'individu, de l'autre le genre.

LA RECONSTRUCTION DU SUJET

Par opposition à la beauté de convention, toujours extérieure, le sentiment d'harmonie acquis par une pratique satisfaisante se renouvelle : c'est la beauté vraie.

"De même que dans la société féodale, ce qui distingue fondamentalement le bonhomme du gentilhomme, c'est que l'un est fixe tandis que l'autre est mobile, le lit paysan est une construction lourde tandis que la couche des nobles est un campement tapissé, privilégiant la garniture au dépend de l'armature. Le lit noble est aussi personnel que le vêtement : comme un trône, il ne saurait être laissé vide et c'est pour cette raison que le lit du gentilhomme est transporté pour être dressé non seulement d'un manoir ou d'un château à l'autre, mais aussi sous forme d'un siège surmonté d'un dais dans tous les lieux publics ou découverts où il doit manifester son autorité. Sur toute l'étendue de ses terres, il suit en cela le modèle de vie du roi qui n'est installé nulle part parce qu'il règne partout : le roi n'a pas un mobilier à demeure dans chacun de ses palais, mais on dresse son trône, son camp, son lit, à chaque endroit où il va."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 158)

"Le dais est la couverture d'une petite tente, ou pavillon, qu'on dresse en campagne et en plein air. La rencontre entre deux souverains peut se faire dans une tente pour parlementer, pour signer un traité, ou pour exécuter un accord car c'est un lieu plus extérieur qu'un place bâtie ou qu'une ville. Le dais est à l'origine de la bannière ou des drapeaux en ce qu'ils sont le signe de la présence du chef, et donc de la personnalité morale d'une seigneurie, d'un régiment, d'une ville, d'un navire, et de façon générale de toute communauté ayant un chef et un territoire. Le besoin d'une représentation ornementale de la personnalité morale des communautés est nécessaire à la ritualisation des conflits, ritualisation qui se traduit dans les faits, soit par la destruction symbolique de l'effigie de la communauté, soit par la présentation de toutes ces effigies dans les processions ordinaires ou dans les triomphes."(Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement, page 161)

L'homme social se découvre et se montre; la femme moderne également ; elle s'oppose à la tradition de se couvrir pour être civile.
La question de la mobilité sociale, c'est celle de sa possibilité pratique, et pas seulement théorique, celle de la présence d'occasions et d'aptitudes à jouer des rôles non déterminés. On considère souvent que le secteur tertiaire est apparu et s'est imposé au XXè siècle ; c'est oublier que l'administration et l'organisation de l'apparence était déjà le principal objet de l'aristocratie, mais sans être comme maintenant séparé de l'agriculture et de l'industrie ; et sans il est vrai être alors lié au commerce.
L'espace public trouve son origine plus dans les regroupements, comme les foires, que dans les espaces de circulation, comme les routes. Par opposition à l'espace privé, toujours multiple, ambigu et infini, il tend vers l'unité limitée, voire l'uniforme immobile, même dans un véhicule.
La vraie mobilité ne s'exerce que dans l'espace privé et d'abord pour y entrer ou en sortir.

L'espace public est une perfection limitée qui n'a pas de frontière. Celles-ci appartiennent déjà à l'espace privé, comme les antichambres, moyens d'apparaître et de s'orienter que l'espace public supporte plus ou moins. L'espace public est le vide violent qui, maintenant une distance entre les personnes, leur permet de participer au jeu social, de participer à un jeu avec des inconnus et de les rencontrer.
Les pratiques se sont réparties : l'activité humaine dans le privé, le travail dans le public peuvent définir la même chose, mais de points de vue opposés. L'espace public est la première délocalisation de l'activité, celle qui permet toutes les autres.
Le bâti est souvent réduit par ses utilisateurs qui n'ont que faire de l'espace euclidien ; il est parfois réduit à une simple progression linéaire du public vers le privé, du fixe vers le flou. Le fonctionnalisme a servi de cheval de Troie pour enrichir ce schéma en distribuant chaque place pour qu'elle corresponde à son rôle car, comme pour un poste de travail, à chaque place assignée correspond à la fois un crédit symbolique et une possibilité de communication avec les autres places. Ainsi les salles à manger, chambres à coucher, salles de bains, galeries commerciales ...
Dans sa logique de matérialisation de l'espace social, le fonctionnalisme a travaillé dialectiquement en opposant, l'un avec l'autre, les éléments spatiaux.

Ne confondons pas le fonctionnalisme avec la scolastique qui définit ce qui doit être par un principe extérieur et fixe. On y retrouve la comparaison des réseaux répartis ou hiérarchiques, avec leurs qualités respectives, de souplesse ou de contrôle.
La logique historique suivie par l'aristocratie pour soumettre le privé au public s'est transformée dès la société de cour en une logique spectaculaire qui construit une scène à partir de l'effet sur le public. La bourgeoisie réutilisera cet ordre avec système, dans les procès par exemple. L'homme de qualité était sensé ne rien faire d'indigne ou d'inavouable, mais cette exemplarité s'est limitée à un public trié, puis à un exercice spécialisé.
Là où tout était public, chez le roi, le lieu s'est transformé en un lieu abstrait où toutes les spécialisations confluent.
La véritable oeuvre d'art ne reste pas extérieure : elle est habit de l'homme, et c'est particulièrement visible pour l'architecture. La beauté ne réside ni dans la pratique, ni dans la convenance, encore qu'elle s'y enracine, mais sa véritable source est une conformité intérieure, une harmonie libre de toute contingence.

Les copropriétés sont récentes, et n'ont pas encore l'apparence qui leur convient. Maintenant que l'espace public n'est plus civil, l'espace intérieur est gardé par un objet du monde commun : la porte, la clé, le code. Le pauvre Corbu croyait à des communautés idéales qui réuniraient le travail et la consommation, l'organisation de l'habitat et celle du travail, alors que l'espace qu'il a créé reproduit cette séparation par des catégories non-architecturales. A l'opposé, les américains peuvent faire des logements sans salle de bain ni lave-linge parce qu'ils utilisent des services en commun.
La rue n'a rien à voir avec les invasions ou les coups d'états ; l'espace public ne peut que subir l'oppression, non la créer.
L'identification de l'état et du domaine public n'est pas réelle ; elle n'est fondée que par la volonté du premier de se cacher derrière le second et son évidence.
La rue n'est pourtant pas forcément peuplée ; sa pratique se modifie selon les civilisations. La conception moderne ne retient dans les multiples fonctions de la rue que la circulation, et fige l'isolement qui en résulte. L'occupation de la rue par les pratiques personnelles n'est irrégulière que dans l'apparence de l'unité ; ce mouvement se régularise dès que l'on l'observe avec une certaine distance.
L'état prétend transcender la société, alors qu'il n'est composé que de formes multiples qui s'auto-renforcent les unes les autres. L'état républicain moderne, et on le voit bien dans les grandes manifestations, a une origine toute militaire, et c'est ce qui lui donne sa relative mobilité.

"L'urbanisme unitaire est plutôt la conception d'un mode de vie que d'un mode de construction, d'un mode de vie qui comprend tout, c'est à dire l'ambiance de la vie et les construction qui contiennent la vie, constructions habitables, traversables..." Constant Nieuwenhuys

Le jeu, l'art par exemple, est créateur ; et dans le monde de l'esprit (ou de l'harmonie) quelque chose peut surgir de rien. Le détournement est ainsi apport de sens, car ce n'est que de l'ensemble que l'individu tire son sens. Et l'homme doit adapter ce à quoi il s'adapte. Ce n'est que parce qu'il a été récupéré au service du pouvoir que le mouvement vers l'autonomie a produit l'indépendance. Mais celle-ci n'est essentiellement que le moyen de changer le monde, la possibilité pour chacun de participer au mouvement général, que l'esprit a toujours tant de mal a admettre, et dont toute l'histoire des croyances, religions, conventions et convenances nous montre les leurres avec lesquels il s'est condamné à mal agir, à agir maladroitement et malheureusement.

Document : conférence de Louis Maitrier
Louis Maitrier, Thèse sur l'ornement