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Industrialisation du contrôle

Les pouvoirs technologiques ont donné les moyens, et imposé à chacun de se comporter comme un dirigeant.

(Difficulté de l'évaluation des politiques publiques)

Il y a toujours une part d'impondérable dans les résultats des actions humaines. En même temps, il y a une évolution actuelle des moyens de commande et de contrôle. L'idéalisme trouve là de nouvelles possibilités techniques.

L'humain veut voir dans ce qui se réalise le résultat d'une volonté : C'est le besoin d'un Dieu qui donne et qui châtie, comme Ludwig Feuerbach nous l'a montré, et l'état moderne s'est autoproclamé le successeur de ce dieu bienveillant et terrible, tandis que les idées de complot n'ont jamais été si répandues.

L'envie d'un contrôle total n'a jamais été plus grande. Le régime chinois, comme le principe de précaution, en sont des exemples. La législation se veut parfaite et la leçon des totalitarismes est oubliée. Le bio-pouvoir, étudié par Michel Foucault veut notre bien, même malgré nous, par le contrôle de chacun.
Mais Karl Popper, entre autres, montre l'impossibilité de ce contrôle total, car ce contrôle crée de nouveaux rapports, ce qui mène à une régression sans fin.

L'omniprésence des caméras de surveillance (où la vidéo-surveillance est benoîtement rebaptisée vidéo-protection), la banalisation des écoutes, le recoupement des données, la puissance des logiciels d'analyse vont de pair avec les interventions surprises de commandos masqués, dont on apprend ensuite par les média d'état une justification sans réplique.

Bien sûr, la domination ne repose pas sur la force, mais plutôt sur la confiance ; Même en Chine, où le système technique est capable de poursuivre quasi-totalement une personne, il faut un assentiment à ce contrôle.

Les rumeurs, la désaffection du public pour des informations trop visiblement mensongères, ont fortement diminué cette confiance. Le complotisme n'est pas un accident. C'est justement le contrôle sur les média qui rend ceux-ci suspects. La propagande, parce qu'elle est à la fin toujours connue, alimente le doute.

L'histoire humaine est ainsi le résultat autant de volonté que de contingences ; et cet équilibre s'est fortement modifié, avec les totalitarismes du XXème siècle, puis avec la numérisation du XXIème. Marx avait dénoncé dans le capitalisme la domination de mécanismes inhumains sur l'histoire, et les idéologues ont promus un volontarisme qui ne s'est pas révélé moins aveugle, au contraire. Une fois perdu le "bon travail", la "qualité" ne peut plus s'appuyer que sur un contrôle tellement ennuyeux que chacun préfère le confier aux machines. Un rêve de soumission généralisée se conjugue avec cette paresse.

"La société accumule les pouvoirs et se rêve rationnelle, mais personne ne reconnaît comme siens de tel pouvoirs" (Guy Debord). La gestion statistique de la soumission a jusqu'ici été une réussite. Les big data vont parachever cet édifice. Dans un désordre généralisé, une domination s'étend sans partage.
Le remplacement de la confiance dans la personne, qui avait fondé le libéralisme, par la réglementation n'a pas donné les résultats économique et démocratiques voulus.

Internet et les "connexions" y participent, comme le montre Eric Sadin :
"La généralisation d’Internet, à la fin du XXe siècle, a institué «l’âge de l’accès», soit la possibilité de consulter, à distance, un volume infini d’informations numérisées. Ce phénomène se poursuit, mais il ne constitue plus aujourd’hui le fait technologique majeur. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’histoire de la numérisation, qui voit une prolifération de capteurs et d’objets connectés enregistrer la plupart de nos faits et gestes. C’est notre smartphone, qui nous géolocalise ; la montre connectée d’Apple, qui enregistre nos constantes ; la balance transformée en coach numérique ou les fourchettes, qui analysent notre alimentation et avertissent d’un rythme d’absorption trop rapide. Le résultat, c’est que nous ne cessons de disséminer des flux exponentiels de données qui sont traitées par des algorithmes de plus en plus sophistiqués, chargés de nous suggérer des offres et services personnalisés. Cette «intelligence de la technique» entend optimiser, fluidifier et sécuriser notre quotidien individuel et collectif, un peu comme un majordome numérique qui deviendrait de plus en plus directif.
Ce projet est inscrit dès l’origine de l’informatique. Il s’agissait, d’abord, de répondre à une ambition d’efficacité administrative rendue possible par l’invention de cartes perforées destinées au recensement des populations à la fin du XIXe siècle. Ensuite, l’informatique naissante a répondu à un usage militaire, emblématique dans les travaux d’Alan Turing qui, grâce à sa machine, permit de décrypter les messages Enigma des armées nazies.
Cette histoire a été refoulée, à partir des années 70, par l’émergence d’une utopie d’esprit libertarien, qui a inspiré la dynamique de la Silicon Valley, envisageant l’informatique comme une formidable occasion historique d’émancipation, de dé-hiérachisation des sociétés et d’horizontalisation des échanges. Ce mythe a accompagné l’essor d’Internet au milieu des années 90. Mais le projet numérique confirme sa vocation initiale à rationaliser l’ensemble des secteurs de la société. On est loin de l’utopie.
Ce que je nomme «technopouvoir», ce sont les entreprises des technologies numériques et du traitement des données, dont les innovations contribuent à déterminer la forme de nos sociétés, autant qu’une large part de la cognition et de l’activité humaine. Les Google, Apple, Facebook, Amazon ... Michel Foucault définissait la «gouvernementalité» comme la faculté de certaines personnes à agir sur le cours de l’existence d’autres personnes. Le monde numérico-industriel s’est arrogé, lui, un pouvoir de gouvernementalité par sa capacité à interférer sur nos actions au prisme de ses productions. Or, ce qui caractérise ces productions, c’est qu’elles autorisent une maîtrise en temps réel du cours des choses. Ambition aujourd’hui massivement à l’œuvre dans le commerce, le marketing, l’organisation industrielle et des lieux de travail, l’aménagement des villes et de l’habitat, le rapport aux autres et à son propre corps. IBM et Microsoft implantent des systèmes de régulation et de surveillance numérique dans les métropoles de la planète, en vantant les vertus de la «smart city», sans que des débats à la hauteur des enjeux ne se tiennent. La puissance détenue par le technopouvoir ne cesse de s’accroître et affaiblit, en parallèle, nombre de prérogatives historiquement dévolues au pouvoir politique.
Le modèle majoritaire dans l’innovation numérique consiste à transformer les données en services à l’attention de toutes les séquences du quotidien. Dimension particulièrement emblématique dans les applications de santé par exemple dont l’usage va être considérablement favorisé par le port des montres et autres bracelets connectés, qui mesurent, en continu, les flux physiologiques et suggèrent des offres et services personnalisés via des applications chargées d’assurer notre plus grand «bien-être». Le projet de l’industrie du numérique, et de ses start-up, aujourd’hui tant glorifiées, institue une «servicisation» de la vie. Sous couvert de «libération» démocratique des données, ce qui est nommé open data ne vise, in fine, qu’à transformer des informations en services et applications marchandes visant à monétiser nos vies. Tout comme cet «enjolivement rhétorique» qu’est la notion d’«économie du partage» : Airbnb renvoie à tout sauf à du partage, c’est une plateforme de mise en relation entre individus en vue de réaliser des échanges marchands.
Tout cela participe d’une quantification continue des êtres et des choses. Que ce soit dans le champ du travail, de la consommation, de la relation aux autres, de la médecine, de l’enseignement, l’individu contemporain se trouve toujours plus «mesuré» par des systèmes automatisés. En une quinzaine d’années, nous serons passés de l’âge de l’accès à celui de la mesure algorithmique de la vie.
La complaisance des politiques à l’égard du technopouvoir est problématique. Ils se soumettent aux diktats des géants d’Internet en se rendant à l’argument de la création de richesse et d’emplois. Il est impératif que le pouvoir politique reprenne l’initiative, affirme certaines exigences fondamentales et les maintienne dans le droit. C’est pourquoi j’en appelle à un «Parlement transnational» des données qui serait chargé de veiller à nos libertés numériques. Car, ce sont nos valeurs démocratiques les plus élémentaires qui sont minées : le respect de l’intégrité de la personne humaine, celui des biens communs, la libre décision par la délibération et le choix consenti des individus. Quand je vois un gouvernement, supposé de gauche, vanter en continu la «French Tech», et affirmer le soutien de l’Etat aux start-up, je vois aussi une forme de naïveté coupable à l’égard de ce qu’est vraiment le technopouvoir. Le story-telling de la «Net Economy» opère un effet d’aveuglement. Mais le projet de civilisation, porté par les géants du numérique, est extrêmement inquiétant, car strictement utilitariste et marchand.
Nous avons dépassé le strict cadre de la surveillance numérique, nous sommes entrés dans ce que j’appelle le «data-panoptisme». Ou comment la quasi-totalité de nos gestes individuels et collectifs sont appelés à témoigner en temps réel de leurs états. Cela passe par l’installation de dispositifs dans les lieux de travail, tels les capteurs implantés le long des chaînes de production, ou par le quantified self («mesure de soi»), qui suppose le port de bracelets, montres et autres objets connectés à même le corps, par la maison et la voiture connectées. Il ne faut pas seulement pointer du doigt les actes éminemment répréhensibles de la NSA, mais interroger notre propre rapport au numérique : par l’usage d’applications supposées accroître notre confort, nous participons nous-mêmes à ce data-panoptisme en expansion continue !
L’esprit majoritaire qui caractérise la «classe des ingénieurs» ignore, délibérément, les conséquences sociétales et éthiques de ses actes. Pis encore, «l’esprit Silicon Valley», qui est devenu la norme, consiste à affirmer que les ingénieurs agissent pour «notre bien» et celui de l’humanité, présente et future. Il est impératif d’ériger des contre-pouvoirs capables de contenir la puissance du technopouvoir. Les hackers ont représenté une forme d’avant-garde. Aujourd’hui, c’est toute la société qui doit «hacker» ses représentations et ses pratiques afin de mettre en crise ce modèle numérique dominant. C’est un enjeu politique et citoyen majeur de notre temps." (Eric Sadin - Interview Libération)