La discordance du temps : l'hétérogénéité temporelle de la société
Tempus omnia vincit
Dans quelle époque vivons nous ?
Chacun pense le futur avec les idées de son passé. Notre esprit utilise les matériaux de son expérience. Même les problèmes que nous nous posons ne sont que ceux que notre histoire nous permet d'appréhender.
Les procédés les plus anciens se maintiennent dans le même temps que la science et les techniques se modifient. Notre évolution se mesure par rapport à des idées fixes.
En transportant les différentes synthèses que nous avons pu élaborer au cours de notre vie, nous vivons chacun dans plusieurs époques, qui datent toutes. Nous voyons d'abord le monde avec les yeux de notre enfance, de là le succès de la psychanalyse.
J'analyse les informations avec les schèmes que j'ai fixés autrefois. Mes goûts, mes idées sont ancrés dans ces références, que j'ai composées avec les satellites de ma vie d'alors.
Et dans la connaissance que nous avons de notre passé, peut-être la seule que nous ayons, il y a une part, importante, de recomposition : une reconstruction que notre présent oriente.
La société se compose ainsi de gens qui, chacun, superposent plusieurs époques. Nous croisons une juxtaposition de temps différents.
Il ne faut donc pas s'étonner de l'air de "déjà vu" de plusieurs idées jetées en l'air ces temps-ci. Pour Friedrich Hegel, chaque chose apparaît en deux temps dans l'histoire, la première fois en tant qu'esquisse, incomplète et incomprise, la seconde en tant que redite, déjà évidente. Les idées se réalisent, mais souvent trop tôt ou trop tard.
Ainsi chaque génération poursuit l'histoire de ses vingt premières années. Quelqu'un né dans les années 1950 pensera mai 68 ; né dans les années 70 mur de Berlin ou néo-libéralisme ; dans les années 90 choc des civilisations et ainsi de suite
La transition numérique signifiera informatique pour les dirigeants nés avant 2000, pendant que leurs jeunes auditeurs penseront aux réseaux sociaux ...
Dans notre France en paix, les générations font communauté et l'institution fait référence aux classes d'âge. Ainsi, un ressentiment de discrimination peut se développer à l'égard tantôt des vieux, tantôt des jeunes. Le respect de l'expérience et la tolérance de la nouveauté demandent à être acquis et nécessitent une adaptation régulière.
Nous sommes tous, d'une façon ou d'une autre, des déracinés. La possibilité de communiquer avec des personnes d'autres générations est la marque d'une haute civilisation. Les communautés d'âge ne sont réellement restreintes qu'aux extrémités de la vie : à l'école ou aux maisons de retraite.
Tout projet doit, s'il veut correspondre à la réalité, intégrer cette hétérogénéité. C'est, par exemple, ce qui a fait le succès du film de science fiction "Blade Runner" de Ridley Scott.
Nous ne pouvons pas nous dégager de cet arrière-plan, qui s'impose naturellement, et qu'un artiste doit à la fois bousculer et ménager. Nul n'est jamais en avance sur son temps, mais peut-être en avance sur les idées de ses contemporains. On ne connaît jamais son futur, mais connaître le présent est déjà une victoire.
Il y a le temps vécu et le temps pensé : on peut opposer la durée de l'expérience et la perspective du projet.
Le mouvement, étudié par Paul Virilio, est la réponse moderne à la sensation de perte du passage du temps.
Il y a aussi le temps du progrès et le temps cyclique ; le temps de l'attente et celui de l'action.
Pour Lewis Mumford, l'objectivité de la mesure du temps a été inventé dans les monastères du Moyen-âge : c'est le début de sa séparation d'avec le temps humain. Cependant, la séparation des jours et leur histoire forme une régularité fondamentale de l'humanité.
Le Modernisme a définitivement tourné la page de la permanence qui nous restait du Moyen-âge : il y a une force du changement, même contre l'humain.
Pour certains, le présent n'est que la disparition du passé et l'apparition du futur. Pour d'autres, passé et futur n'ont pas de substance. Perdre ou gagner du temps, c'est manifester ce qui nous intéresse.