La classe sociale du rejet
Il y a, en France comme ailleurs, du racisme. Trop souvent, nous apercevons un mouvement, en général vite masqué (mais pas toujours), de dénigrement d'une catégorie humaine. La condamnation en est universelle, avec l'ombre du nazisme.
Cependant, des esprits chagrins ont voulu relever du racisme partout. Rappelons que la France n'est ni un état, ni une société raciste. Il y a plus d'un siècle que nous avons choisi le métissage. Ceux qui disent le contraire ont des stratégies peu avouables. Le dénigrement crée la catégorie, et certains vont ensuite la revendiquer ...
La connerie est ce qui donne la meilleure idée de l'infini ... Pour démonter le racisme, il faut comprendre, sinon expliquer, son ressort. Nous sommes tous confrontés, à un moment ou un autre, à une bêtise, voire simplement un antagonisme insupportable. Notre désir dans ce cas vise la suppression de cet "autre", dans lequel nous refusons de nous reconnaître. Comme ce serait agréable si les cons avait une couleur : tantôt ce fut l'anglais, puis l'allemand, le juif, le franc-maçon, l'arabe ... Malheureusement, les cons n'ont pas de couleur, et leur peuple même n'est pas très bien défini. N'en faisons nous pas partie quelquefois ? Il n'y a pas, et il n'y aura jamais, de frontière entre les bons et les mauvais, même si c'est parfois un peu dur à avaler.
Chacun a fait l'expérience de l'auto-entraînement, de l'auto-justification. Il est parfois difficile de se remettre en cause, d'envisager du nouveau, d'accepter la critique. Seules la curiosité et l'empathie nous guident vers la fertilité de l'esprit. La facilité, la paresse, la faiblesse intérieure masquée par l'arrogance, nous poussent à figer "ce qui doit être fait", et la façon de le faire, et, en fin de compte, à s'y considérer comme "nous" face à "eux". De cette situation, on ne sort pas facilement. Les faits ne suffisent pas à déniaiser la certitude à laquelle on s'accroche quand on considère sa "communauté" comme particulière.
L'exclusion, l'ostracisme ne relève pas que du racisme ("un homme qui se trompe de colère"). L'anti-racisme est un autre dogmatisme, qui renverse l'ordre des préférences, sans meilleur effet. Il est essentiel de maintenir le droit de chacun à la bêtise, comme l'éloignement de celle-ci. Le racisme est un ostracisme particulièrement pernicieux, qui refuse la personne du fait de sa naissance. Sa nouvelle version, le racialisme n'est pas moins stupide. Rappelons toujours que la personnalité n'a rien à voir avec la couleur de peau, de cheveux ou des yeux par exemple, et que ces variétés sont d'une autre nature que les distinctions de sexe ou de culture qui, elles, sont fondées sur les différences de conditions ou de patrimoine. Quand quelqu'un vous enferme dans votre sexe, votre âge ou votre communauté, c'est un indice clair de sa bêtise.
La séparation sociale s'organise, et n'est que trop bien acceptée dans notre monde individualiste. La seule cohésion proposée est le communautarisme. La lutte des classes existe (1) : le rejet tend à s'objectiver de haut en bas comme de bas en haut.
La tendance actuelle est à la dissolution des liens et à leur crispation. L'extension de la liberté individuelle est sans doute le marqueur de notre temps. La liberté de choisir est aussi celle d'exclure. Mais quand elle s'associe avec la volonté de faire communauté, quand elle prétend à l'objectivité, il y a danger pour la société. Ramener la liberté au choix est déjà une erreur. Choisit-on ses amis ? Ne s'agit-il pas plutôt de la trouvaille d'une correspondance cachée ?
La notion de choix doit être questionnée : le choix marchand, le choix par excellence, n'engage pas : il se limite à un moment et demanderait un effort pour mesurer toutes ses conséquences. L'attraction et le rejet supposent plus d'implication, mais l'affect reste une question d'opinion. L'intellectualisme n'est pas toujours là où on l'imagine.
La proximité comme choix s'étale sur les réseaux sociaux, mais les amis Facebook ne sont pas des amis. "Liker" quelqu'un ne nous fait pas avancer, et dénoncer un autre nous ramène à la meute. Il faudrait mieux parler de réseaux asociaux. Ces réseaux vivent par la publication de moins de 5% de leurs utilisateurs. La plupart de ceux-ci sont confinés dans la posture de spectateur et partagent une subjectivité de patient, une attitude de consommateur. Cette posture s'appuie sur le narcissisme et sur le ressentiment. Pas de surprise si les idées reçues, les préjugés, les jugements distants y ont la vie facile. C'est le royaume de la rumeur, de la pierre que l'on jette de loin, dans la confusion entre la sphère privée et le débat public. Le débat y est d'ailleurs proscrit : il demanderait d'entendre l'autre.
Une société ouverte à tous ne peut exister. Elle ne ferait pas société. De même que c'est le silence des uns qui fonde la parole des autres, c'est la mise à distance de certains qui permet la cohésion sociale. Savoir cela et en tenir compte permet d'avoir une véritable ouverture et solidarité. Cette mise à distance est nécessaire pour s'ouvrir sans exclure à priori ; elle ne justifie aucun lynchage. La tolérance n'a jamais été facile mais l'étranger n'est pas l'ennemi.
Une bêtise ordinaire confond le rejet et la critique. Ainsi, certains ne supportent pas la critique, ne voyant dans celle-ci qu'une attaque dévalorisante ; mais la distance n'est pas l'ignorance.
Comme le paternalisme, l'universalisme de façade (la mixité officielle), est un mépris non calculé, mais actif, qui place ceux à qui elle s'adresse en position de victime de fait. L'assignation à une identité s'oppose à un droit à l'indifférence qui, seul, peut fonder une reconnaissance de la qualité de la personne.
Norbert Elias montre dans la société de cour un double mouvement de civilisation, dans lequel les inclus s'organisent pour se distinguer des exclus, tandis que les exclus s'identifient aux inclus. La société joue de l'interaction des deux pôles et de leur interdépendance. La construction de la distance, particulièrement explicitée par les manuels du savoir-vivre, permet un auto-contrôle des pulsions.
Le refus de la diversité sociale et de la diversité culturelle (c'est à dire diversité de la culture et de la société) culmine dans l'idée d'un catalogue de "peuples" différents. Ce multiculturalisme rejoint le racisme qui crée des catégories pour les combattre. Il est facile de décrier les comportements communautaires, mais, d'où qu'ils viennent, ils ont un ressort naturel : le besoin grégaire des humains ne se laissera pas moraliser. La folie du ressentiment pousse certains opprimés (ou se pensant comme tels) à vouloir à leur tour devenir des oppresseurs. Ceux qui ont subis le racisme n'ont encore moins le droit de devenir racistes.
Le renversement spectaculaire qui met la victime au dessus des lois, est un autre déni du domaine public. Il se conjugue dialectiquement avec le peu de soin qu'on lui offre.
Le capitalisme liquide les anciens liens sociaux. L'ostracisme était la procédure avec laquelle les cités grecques antiques exilaient des citoyens gènants. L'idée était associée à un individu. Les grecs considéraient les étrangers comme des barbares qu'ils méprisaient, mais ils ne les rejetaient pas de l'humanité. Les aristocrates romains considéraient avec mépris la plèbe, mais celle-ci faisait partie de la cité et avait ses tribuns.
Tout gouvernement pratique une mise à l'écart des citoyens gènants. Par la terreur sous Lenine, par l'interdiction de publication sous Macron.
Le phénomène de bouc émissaire, de "mouton noir" est une constante dans les groupes humains soumis à un stress (Henri Laborit). Le phénomène du rejet d'une partie de la population rejoint celui des souffre-douleurs, que l'on peut observer fréquemment chez les enfants.
On a noté aussi que ce phénomène apparaissait dans des communautés qui avait besoin de se ressouder. Il est aussi fréquent chez les adolescents.
On sait que les dictatures se renforcent en désignant un ennemi et en entretenant l'hostilité contre celui-ci. C'est ainsi que certaines guerres n'ont comme raison que la mobilisation de la population.
Les animaux rejettent ceux qui ne présentent pas les signes de leur clan.
Si la discrimination est condamnable, elle ne s'identifie pas au choix. Tout le monde n'est pas semblable. L'état n'a pas à prétendre corriger toutes ces différences, mais lutter contre le cumul des malheurs.
Il y a des personnalités supérieures à d'autres ; il y a de la vulgarité. Le nier ne fait que le cacher ; mais cette supériorité ne peut être qu'individuelle. Elle ne peut se rattacher à aucun déterminisme collectif. Bien sûr, il y a des déterminismes familiaux, il y a des cultures et des civilisations plus riches que d'autres, mais ces facilités ne confèrent que plus d'obligations.
La tautologie du spectacle veut que ce qui est négatif, ou simplement second, est dévalorisé dans son énoncé.
Pour éviter le rejet, on refuse la distinction. On comprend mal Bourdieu en utilisant celui-ci pour combattre les séparations. Les rôles (habitus) qu'il a critiqués existent "par nature" et les combattre ne veut pas dire les supprimer. Une société suppose une différentiation, qui n'est pas forcément domination. C'est dans cette nuance que la plupart se perdent, sans doute parce qu'ils ne voulaient pas vraiment avancer.
C'est ainsi qu'il faut comprendre le fourvoiement de ceux qui défendent les anciens colonisés en retournant leur ostracisme et en réclamant un nouveau racisme, censé leur apporter une protection face à leur nouvelle autonomie. C'est encore la peur d'être libre qui anime ces "racisés" volontaires. (2)
Alors que les colonialismes changent de nature (et de maîtres), les nouvelles revendications d'indépendance réactivent des formes de rejet. Des communautés, des identités, se reforment avec l'idée de l'exclusion de l'autre. Des minorités se constituent dans une volonté d'indépendance, c'est à dire de retrait de l'espace public. Cette désaffiliation se comprend comme la suppression du lien de subordination, mais elle supprime tout lien : c'est la guerre de tous contre tous.
La question du rejet renvoie à celle de la communauté : un rejet peut être uniquement individuel ; il est tentant dans ce cas de considérer que l'on est rejeté en tant que membre d'une catégorie, mais ce n'est pas toujours vrai. Le ressentiment créé par la dichotomie entre sa sensibilité et l'estime des autres est un infantilisme qui doit être dépassé. L'impression que les difficultés sont insurmontables, que la critique, le refus, le désacord ou même l'hostilité sont plus vraies que son propre jugement sont des pièges, tout comme l'auto-congratulation ou l'arrogance.
Il faut apprendre à gérer les miroirs que vous tendent les autres. Ce n'est pas parce qu'un autre pense en bien ou en mal de vous que vous êtes différent. Attention au chantage affectif. Il faut accepter l'opinon des autres : elle n'est ni toujours fausse, ni toujours juste. Il n'y a jamais d'accord universel, mais la raison trouve en nous-même son autorité. Savoir dire non, surtout vis à vis de la communauté dans laquelle on est, est le stade nécessaire à la maturité.
(1) Seule la classe dominante conduit cette lutte.
(2) Ainsi de la réaction d'un avocat sur Twitter qui s'est demandé comment il est possible de "rendre hommage à Martin Luther King, homme noir ayant lutté toute sa vie pour les droits civiques sans intégrer des noirs dans la vidéo". Comment mieux trahir le genre humain et réintroduire le racisme ...