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Colonisation : apports et servitude

La colonisation est inexcusable. D'ailleurs, elle ne cherche pas à s'excuser (1). C'est d'abord un déséquilibre : l'exercice de la force sur une faiblesse.
Mettons à part les colonisations antiques, censées se produire sur un territoire vierge par la création d'une cité en relation avec la métropole. Ce modèle n'est peut-être qu'une légende. Il suppose un monde incroyablement moins dense que le notre.
La colonisation d'un espace résulte de l'expansion d'une espèce sur cet espace. Celui-ci est-il vide ?

Pour rester dans le monde humain, si les colonies grecques étaient entre grecs, la colonisation moderne entérine une séparation entre les civilisés et les barbares.
Les Romains s'opposaient aux étrangers, et cela pouvait aller jusqu'à l'esclavage. Il y avait pourtant une possibilité de passer de l'état d'esclave à celui d'homme libre, c'était l'affranchissement. Les Romains considéraient qu'il fallait trois générations pour assimiler un pays conquis. L'assimilation est le contraire de la colonisation.
Les Romains, par opposition aux Grecs, pratiquaient souvent l'affranchissement, comme l'adoption. La citoyenneté romaine a été étendue à tous les peuples de l'empire, et les colonies (les "provinces" dont dérive encore notre provence) ont été intégrées à l'empire.

La colonisation n'est pas n'importe quelle domination. C'est une victoire qui conserve le vaincu comme vaincu. Quand elle veut éliminer celui-ci, elle devient génocide. La disparition de l'ancien peuple prive alors le colon de sa supériorité. Il reste seul, maudit de l'histoire, paria de l'humanité, n'espérant que l'oubli.
Le colonialisme était l'idéologie de cette séparation, qui n'a plus nulle part de tribune. Ça ne veut pas dire qu'elle n'a plus d'existence. Elle n'a simplement plus la même apparence.

L'ostracisme de l'idée n'aide cependant pas à comprendre le phénomène, naturel aux sociétés humaines. C'est, comme la criminalité, quelque chose d'inexpugnable, mais de relatif. La critique de la violence ne la supprimera jamais. La domination colonisatrice peut dégénérer en exploitation, voire en oppression, mais ce n'est pas obligatoire. Que l'on se souvienne de la colonisation grecque par les romains par exemple ...
La colonisation doit se distinguer de la guerre, qui peut la précéder, et que l'on espère voir disparaître. Soumettre n'est pas combattre.

Il faut aussi se débarrasser du complexe de latéralisation : les colonisations ne datent pas de l'occident moderne. Il y a eu, et il y a encore, une colonisation musulmane, qui a produit ses plus beaux fruits en Espagne, par contraste avec la stérilisation de plusieurs autres pays. Si l'on parle de l'Afrique par exemple, il y eu bien plus de traite des esclaves par les arabes de la côte orientale que par le commerce triangulaire de la côte occidentale ou par les guerres internes. L'esclavage est d'ailleurs un cas extrême de la colonisation, et un crime en lui-même. La colonisation européenne de l'intérieur de l'Afrique a eu aussi pour argument de mettre fin à l'esclavage. Enfin, de nouvelles colonisations se mettent en place en dehors de l'influence occidentale.

La colonisation est à mettre en regard de la domestication. On a remarqué que les animaux domestiques se maintiennent dans un état enfantin et vivent plus longtemps que les animaux sauvages. Mais l'homme est également un animal domestique : il n'y a plus, nulle part, d'homme sauvage, s'il y en eu jamais. Cette domestication n'est pas dissociable de toute la civilisation, et il est facile de mettre en lumière les aspects infantiles toujours présents dans le citoyen moderne.
L'infantilisme peut d'ailleurs se couvrir de l'image du sauvage, comme si le libre jeu des puissances était un effet de la civilisation.

Le colonisé demande parfois la colonisation, même si c'est sous la menace. On retrouve la tendance à la servitude volontaire montrée par La Boétie, et cette admiration du "leader" étudiée par Wilhem Reich. Cet aspect pathologique a son pendant sain dans la faculté d'admirer, d'apprendre, d'estimer et de suivre en connaissance de cause. Une critique féconde de la colonisation distinguera une juste appréciation de son apport et favorisera l'acculturation qui la dépassera.
Même si cela semble scandaleux, il peut y avoir une colonisation heureuse ; un chemin vers une amélioration. La première critique que l'on peut en faire, c'est que cette direction ne vient pas de soi-même. Avoir une idée de ce que l'on peut devenir, voici un ressort puissant, qui ne devrait pas se reporter sur l'étranger (2). Il doit y avoir un chemin vers l'émancipation.
Les colonisés sont divisés en deux partis : se définir contre le colonisateur ou s'approprier sa culture. Ainsi la France résulte d'une colonisation romaine.
L'Europe moderne est-elle une colonie américaine ? En tout cas, les pays de l'est le préfèrent à une colonisation russe.

L'émancipation ne peut être qu'un dépassement. Faire comme si l'influence n'existait pas est une impasse stérile. La colonisation est l'idéologie qui considère les identités comme des monades figées, qui ne peuvent que rivaliser. L'idéologie qui renverse la rivalité, le "décolonialisme", ne s'attaque qu'à l'image de la domination. Ce renversement n'est qu'une fausse opposition.
Il faut donc dissocier l'influence, qu'il ne faut pas craindre, de son institutionnalisation, la colonisation proprement dite. La critique doit s'attaquer à cette fixation des rapports et des "identités", pas au libre jeu des cultures, qui s'interpénètrent heureusement. Il ne faut pas confondre colonisation et transmission. C'est une question de force : comprendre l'autre sans le craindre. Les colonisés doivent se libérer de leur idée d'être assiégés et les colonisateurs de leur idée d'indépendance.

Si elle est un défaut des colonisés, elle est surtout une faute des colonisateurs, qui refusent de voir le colonisé comme un semblable. Le problème vient de la différence culturelle : toutes les cultures ne se valent pas, mais leur confrontation ne doit pas être commandée. Aucune culture n'est achevée. Colonisé et colonisateur ne partagent pas réellement le même espace. Sa répartition dépend des puissances si ce n'est de la raison : on ne peut en sortir que par le mouvement.

La colonisation comprend sa métropole dans un empire, que l'on a pu opposer à l'unité d'une nation. La Nation est limitée à son territoire et à son peuple. Elle reconnaît par elle-même l'existence d'autres Nations. L'Empire, par contre, ne voisine qu'avec des territoires qu'il cherche à dominer.
Chaque époque a son empire. Les Romains et les Ottomans ont créé des états indépendants de leurs populations. Les Anglais ou les Français ont voulu civiliser. Les Américains influencent. Les Russes déportent. La faiblesse ou la force d'un empire réside dans son adéquation à l'air du temps, et toujours, il s'érige face au peuple.

La domination ne fait pas toujours colonisation, mais la colonisation s'accompagne souvent de la justification d'une domination (3). Le colonisé est alors stigmatisé comme naturellement inférieur. Ca va facilement jusqu'au racisme, et celui-ci peut se développer des deux côtés.
Il y a colonisation lorsqu'un groupe étranger impose sa culture sur l'ensemble d'une population. Ce n'est pas le cas lorsqu'une culture générale "indigène" prédomine. Un état colonisé est un état multiculturel, mais dans lequel certains ont la possibilité de garder leur culture et d'organiser les échanges avec les autres selon cette culture. Il y a alors le risque de compétition entre ces civilisations, au sens de Samuel Huntington.

L'erreur systématique (ou systémique si l'on préfère) est de placer toutes les cultures sur une même échelle. Au XIXè siècle, on pouvait superposer la musique allemande avec la peinture française, l'art des jardins anglais et la dolce vita italienne sans réduire ces différences en antagonisme ou en une seule dimension. (4)

Cette hiérarchie culturelle condamne la colonisation et on a pu voir comment elle a conduit de nombreuses décolonisations du siècle suivant à des régressions identitaires.

Si la France est devenue une colonie américaine, elle le doit d'abord à elle-même et à sa faiblesse, qui résulte des guerres européennes. Les U.S.A. nous ont beaucoup apporté, et d'abord la libération.

La colonisation, historiquement, correspond à l'installation d'une population déplacée. Les colonies grecques gardaient un lien avec leur métropole, mais pouvaient s'en dégager.
Il semble donc plus intéressant d'étudier les influences réciproques des civilisations les unes sur les autres. S'il n'y a pas d'égalité, il peut y avoir influence sans colonisation. La "guerre des civilisations" est la thèse de leur fixité, de la rigidité de l'identité, qui ne tient pas compte de leurs échanges.

Une réhabilitation du principe serait envisageable dans un contrat limité dans le temps. En effet, plusieurs guerres récentes (Irak ou Lybie par exemple) n'ont pas été suivie d'une reconstruction comme celle que les Américains ont initié en 1947 en Allemagne ou au Japon. Il faudrait admettre qu'un pays dévasté a besoin d'être "pris en main", mais en respectant sa dignité, et provisoirement. Ceci suppose évidemment le respect de la population, son renforcement (empowerment), la mise en cause des principes centralisateurs, ainsi qu'une implication (en grande partie disparue) de pays puissants qui ne craignent pas de mettre en place un concurrent.



(1) Si la colonisation ne se donne pas d'excuse, elle se présente toujours avec une justification. Evidemment, celle-ci est douteuse. Les exemples historiques sont flagrants, avec la distance. L'intervention russe en Ukraine de 2022 prétend ainsi combattre les néo-nazis avec les méthodes mêmes du régime d'Hitler : l'annexion de la Crimée s'apparente à l'Anschluss de 1936, la défense du Dombass à celle des Sudètes de 1938, l'invasion à celle de la Pologne de 1939. A chaque fois, c'est l'existence même de l'état colonisé qui est réfutée.



(2) "Au reste, ce n'est pas par l'imitation servile d'aucun Ecrivain, qu'on peut parvenir à rassembler toutes ces beautés. Il ne faut songer qu'à imiter la Nature ; imitation qui fait seule les Originaux, mais bien différente de celle que la plupart des Auteurs s'imposent. Quand un Auteur veut écrire dans un genre, il étudie les Maîtres en ce genre-là ; et malheureusement ce qu'il appelle les étudier, c'est remarquer de mémoire leurs phrases, leurs expressions et leurs tours ; c'est faire au style une attention purement Grammaticale, sans songer que ce style n'est qu'un certain choix et un certain ordre d'idées, suite nécessaire de la manière dont l'écrivain aperçoit et sent les choses ; et qu'il faudrait beaucoup plus penser au caractère d'esprit, qui produit ce choix et cet arrangement de mots, qu'au choix et à l'arrangement même qui s'offrirait en pareille occasion, à quiconque sentirait comme l'Ecrivain qui les emploie.
Le bon goût ne s'acquière point par ses Remarques serviles et de pures minuties, il doit se former par la lecture des meilleurs Ecrivains ; comme la politesse s'apprend par le commerce du grand monde. On ne s'y propose pas d'imiter précisément les manières de personne ; ceux qui s'en tiendraient là ne parviendrait qu'à une affectation ridicule et provinciale : mais à force de voir avec plaisir les égards délicats que les gens polis ont les uns pour les autres, on parvient à cette politesse générale, qui n'est qu'un sentiment prompt des bienséances, et que chacun assaisonne différemment, selon son humeur et son caractère personnel.
Rien n'est plus dangereux que de vouloir être ce qu'est un autre ; il en arrive souvent qu'on n'est ni lui ni soi-même. On se dépouille de son propre caractère, qui ménagé judicieusement, aurait peut-être eu ses grâces ; et l'on ne saurait revêtir ce caractère étranger qu'on a en vue, et qui n'est pas fait pour nous.
Je crois donc que quand on veut travailler dans un genre, il faut se faire une idée juste des différentes beautés qu'il exige, s'habituer à les sentir et à les reconnaître, exercer la souplesse de son esprit de ce côté-là, et puis, sans aucune vue d'imitation particulière, se laisser entraîner à son sujet ; en un mot, travailler d'abondance, de goût et de sentiment, sans captiver son génie sous aucun autre."
Houdar de la Motte - De la Fable




(3) Face à cette prétendue justification, voyez la magnifique réponse d'Aimé Césaire :
"J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de route, de canaux, de chemin de fer.
Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. je parle de ceux qui, à l’heure ou j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme ..."



(4) La revue chrétienne "Esprit" d'Emmanuel Mounier s'est clairement exprimée contre la colonisation :
"La civilisation est une notion abstraite et au concret, il n'y a que des civilisations."
"Cela ne veut pas dire que toutes les civilisations se valent, mais ceci veut dire qu'aucune civilisation concrète ne peut prétendre avoir réalisé toute la civilisation, ni vouloir imposer de force son moule aux autres." 1933