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La domination américaine

Les Etats-Unis sont devenus au XXè siècle la puissance dominante du monde à la place de l'Europe.
Cette domination s'est faite progressivement pour s'établir à la fin de la première guerre mondiale et se renforcer après la seconde.

La domination américaine sur l'Europe a pu être rapprochée de celle de l'Empire Romain sur la Grèce. En effet, elle a été plutôt bienveillante (jusqu'à présent) et soucieuse de se regarder dans ce miroir. Les U.S.A. se voient facilement comme les successeurs et les réformateurs de l'Europe.
Cependant, de nombreux moments ont montré que la vassalisation de l'Europe est une réalité. Quand les choses sérieuses sont envisagées, monopole économique, choix stratégique, morale puritaine, les moyens n'ont pas manqué et la brutalité n'a pas toujours pu être cachée. En retour, un anti-américanisme jaloux s'est signalé par son inconséquence.

Le principal reproche qu'un européen cultivé peut faire à l'influence américaine est de moraliser. La morale est présente dans chaque geste, dans chaque oeuvre, comme sa trahison l'est dans chaque politique. La morale remplace la question sociale.

La nature colonisatrice, c'est à dire ici prédatrice, de la nation américaine ne peut pas être oubliée, comme l'origine religieuse des premiers colons. Les américains se voient facilement porteur d'une mission. Cette posture s'habille avec l'expiation de l'esclavage.
On peut se demander si le complexe du génocide fondateur, associé au messianisme puritain, sont à la base du mythe d'un nouveau monde.

Les règles de la civilisation française, faites par les Usages et par leurs modérations, sont sous l'influence américaine remplacées par des droits qui se veulent stricts. Le juridisme qui en résulte ne garantit en rien une meilleure société. Quand on a séparé l'apparence et la pratique, chacun peut dire ce qu'il veut et s'armer, pendant qu'une réglementation stricte s'appuie sur une société moralisante. Indifférente à l'idéalisme européen, comme au matérialisme progressiste, la culture américaine se veut réaliste, c'est à dire qu'elle se soumet aux croyances, dans la réalité comme dans la Bible.
En Europe, les lumières ont permis de dégager la société de la religion, et de laisser à celle-ci le monde intérieur de chacun. C'est le contraire aux Etats-Unis, où des sectateurs poursuivis ont créé un état basé sur la religion et considèrent que la confiance entre les individus résulte de leurs croyances. Le lien avec l'antiquité qui avait été rétabli à la Renaissance est rompu.
Les croyances dans le supra-sensible : fantômes, revenants et esprits viennent-il de l'Angleterre, des Indiens, de la clandestinité des puritains ou du déracinement des premiers colons ? Toujours est-il qu'on la retrouve dans l'exportation de la culture américaine.

Cette culture nous a apporté beaucoup : une force, une vérité, une jeunesse. Mais cet apport est limité.
Sa domination en 1918 s'est fait sur la ruine de l'Europe et sur son remplacement. Celui-ci a marqué l'arrêt du mouvement culturel européen et a obligé celle-ci a attendre un rattrapage des U.S.A., rattrapage qui n'est jamais arrivé, car les U.S.A. se sont aussi construit contre l'Europe. En fait, dans ce pays si vaste et contradictoire, deux rapports à l'Europe se sont affrontés : une classe mondiale et cultivée s'est jetée sur les restes des avant-gardes, tandis qu'une majorité méprisait les "fins de races" qui venaient de se ruiner.
Un messianisme moderne constitue le fondement qui rattache des populations qui veulent rester différentes. L'enracinement de la séparation sociale britannique a installé cette juxtaposition de peuples qui interdit toute véritable culture commune (1). Ce "nouveau monde" ne l'a pas été pour deux catégories de la population : les "indiens" et les esclaves. A noter que si les noirs ont pu résister, ce n'est pas le cas des autochtones : c'est sans doute pourquoi le drame de la ségrégation reste la principale question historique.
Et ce "multiculturalisme" se veut un modèle.

Derrière cette "soft ideology" se trouve une vraie politique d'influence et de profit, très différente de la présence des anciens empires coloniaux. Les U.S.A. ont inventé l'empire "à distance". C'est la prédation à un niveau inégalé. Cependant, les U.S.A. ne sont pas véritablement impérialistes et n'ont pas de véritable colonie. Ils se suffisent de leur espace intérieur. Ils sont juste insupportables d'auto-satisfaction, même dans leur contritions.

Dans "De la démocratie en Amérique", Tocqueville a montré que l'individu-roi s'y oppose au commun européen, plus ou moins bien personnifié par l'Etat et comment l'esclavage avait incrusté dans la couleur de peau la hiérarchie sociale.
Maintenant, le reste du monde est tenu de réparer ce racisme. Si le chauvinisme existait de toute éternité, sa fixation sur le couleur est difficile à dépasser.

L'Amérique nous a apporté un renouvellement essentiel, surtout dans le miroir qu'elle nous a donné : ce que les américains ont trouvé en Europe.
Le remplacement du leadership européen est un dépassement : l'idée de la sécurité collective, tout comme le plan Marshall, montre la plus grande maturité de la politique américaine. Une classe cultivée, les membres du congrès et de nombreux savants, poursuit notre progrès. Les U.S.A. ne sont pas responsable de la bêtise de l'anti-américanisme, qui ne supporte pas sa démocratisation, et l'Europe ne devrait pas oublier que c'est elle-même qui s'est suicidée. Le ressentiment ne nous aidera pas.

Cependant, la culture populaire américaine, avec le modernisme comme vecteur, s'est résumée à une immense promotion de l'individualisme. C'est le résultat de sa nature profondément démocratique, qui a permis de relever l'Europe, mais non de rejoindre l'idéal aristocratique de celle-ci.
L'art américain est principalement régressif. Il s'agit peut-être d'un vice inhérent à cette démocratie, qui ne cherche pas l'élévation mais au contraire regarde sans cesse le plus populaire (2). C'est un travers de la démagogie dénoncée par Tocqueville.
Il est intéressant de remarquer que les meilleures exportations de cette culture viennent des forces minoritaires, voire opprimées, comme les noirs (jazz, blues, rock, funk ...), les juifs (littérature ...), voire les sudistes (confort). L'art contemporain trouve son début dans la tabula rasa européenne. Les États-Unis peuvent-ils recréer un académisme ? Ce sera difficile, tant, à part New York, le pays est décentralisé.
La séparation en communautés, basée sur un racisme fondateur, semble empêcher toute élévation commune. Et comment comprendre ces meurtres de masse ?

Du sauvage, et d'abord du colon exterminateur, le modèle se répète toujours plus vers la violence : chaque publicité, chaque vidéo glorifie la destruction de la civilisation. Les U.S.A. sont devenus la patrie du capitalisme, tout en glorifiant le travail. Leur domination mondiale montre des signes de faiblesse, voire de décadence. Ils ont déçu avec leur dette, leur extraterritorialité, leurs erreurs en Irak ou en Afghanistan, leurs mensonges avec Assange par exemple. Leur irréalité (3) finit par donner des partisans à Poutine.

La culture américaine semble décliner. Après avoir réuni la démocratie anglaise et la vitalité moderne, après avoir construit l"american way of life" et ses standards, elle semble incapable de poursuivre plus loin l'intégration sociale dans une civilisation autonome. L'excellence américaine n'est plus qu'un souvenir. Après avoir proposé avec son cinéma et son industrie une démocratisation réelle et intelligente, elle ne promeut plus qu'un abrutissement narcissique. Bien sûr, ce n'est pas elle seule qui est malade, mais son époque. On voit ce dépérissement dans les nouveaux objets du quotidien, qui sont de moins en moins utiles, en comparaison de ceux apportés par la première vague américaine.
L'américanisation du monde n'est souvent que l'image de sa modernisation, et lorsque celle-ci se termine, comme il semble actuellement, le modèle n'est plus si attirant.
La crise actuelle remet également en question la ville européenne. La dévitalisation des centres suit le modèle américain. Ce modèle a montré ses limites et c'est de là qu'il faut partir.

Cette décadence s'exprime clairement par un euphémisme mortifère : Dans les universités américaines, un mouvement s’étend, pour restreindre ce qu’ils appellent les "micro-agressions". Ainsi, les élèves de Droit de Harvard ont demandé à bannir l’expression "violer la loi", car le mot "viol" est dérangeant. 10 universités ont déposé une liste d’expression jugées offensantes : "l’Amérique est une terre d’opportunités", "la personne la plus qualifiée devrait avoir le job"... On se bat contre les mots, c’est plus facile que contre les événements. Ça revient à cacher ce que l’on ne veut pas voir, et cette intolérance montre plus qu’elle ne cache une grande faiblesse. Une honte des origines hante les esprits de toute la classe cultivée.

Il ne faut pas mal comprendre cette critique. Si la civilisation américaine est en crise, c'est un grand malheur et un grand risque. L'histoire n'est pas une progression linéaire et les déclins sont rarement heureux. Il y a aux U.S.A. des ressources (humaines, culturelles ...) considérables qui devront surnager après l'effondrement de cette hypocrisie et de cette brutalité, qui ne sont que les deux faces de la même démagogie.
Le monde est sous l'influence des U.S.A. ; et si cette influence diminue, ce qui semble être le cas depuis une vingtaine d'année, il faut se demander par quoi elle va être remplacée, et quelle sera la place des U.S.A. dans cette nouvelle configuration. Il faut se souvenir que les Etats-Unis nous ont soutenu dans les heures graves du XXème siècle. La fin de l'Amérique va nous laisser orphelin, comme nous avons laissé nos colonies.
Les U.S.A. sont plus que nos alliés. Ce sont les fils de l'Europe. Cependant, ils font illusion à celle-ci. Il faut dissoudre cette illusion. Les U.S.A. ont leurs problèmes propres, qui sont parfois partagés avec le reste du monde et parfois non. Il faut décider ce qui est à dépasser et défendre, parallèlement à la culture américaine, une culture non-américaine, qui ne sera pas son opposition.

Les craintes de voir les "identités culturelles" noyées dans une sorte d'uniformisation planétaire, qui serait aujourd'hui à coloration américaine dominante mais qui fut censée jadis en avoir d'autres, ne s'appuie ni sur une expérience historique attestée, ni sur une bonne observation du monde contemporain. La compénétration des cultures, avec la prépondérance tantôt de l'une tantôt de l'autre, tantôt dans une de ses manifestations tantôt dans une autre, a toujours conduit, dans l'antiquité comme dans les périodes médiévales, moderne et contemporaine, non à l'uniformité mais à la diversité ; le tout est que cette diversité ne devienne pas ignorance.



(1) Ainsi Samuel Huntington peut-il confondre civilisation et culture, et ramener le tout à la religion ... Les Etats-Unis ont d'abord été une colonie anglaise et leur universalisme reste une sorte de généralisation et détachement de cette origine. Ils sont en cela comparable à l'Australie.

(2) N'oublions cependant pas les génies comme Edward Hopper, Frank Lloyd Wright ou les impressionnistes américains. L'art américain existe en dehors des publicistes ou des amuseurs, même lorsqu'il prétend se passer de l'Europe : "Ils pensaient que l'Europe n'avait plus rien à offrir, sauf des souvenirs". (Harold Rosenberg, catalogue de l'exposition Pollock)

(3) L'irréalité du Spectacle s'habille volontiers avec un réalisme fataliste.