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Déclin de Michel Onfray

Michel Onfray diagnostique le déclin de notre civilisation. Il fait un brillant panorama de l'évolution de l'Europe pour arriver à constater qu'il n'y a plus rien d'autre à faire que sombrer avec élégance.
Même si cette élégance reste parfois peu convaincante, sa bataille contre le positivisme, et d'abord celui des média, est à saluer.
Il y a cependant contradiction entre un fatalisme désabusé et la position de l'athée qui invoque Lucrèce. L'athéisme est la position d'un acteur face à son destin. Comme certains politiques qui sont populaires tant qu'ils n'ont pas agi, le philosophe laisse son auditoire en suspens en ne se salissant pas les mains. S'agit-il d'une stratégie, d'un niveau d'incompétence ou d'un attachement discret au Taoïsme ? La position de spectateur a ses conséquences, qui ne sont pas flatteuses. L'idée, qu'il répète souvent, que la brutalité est nécessaire à l'empire est une curieuse bêtise. Certes, les créateurs romains n'avaient pas les sensibilités modernes, certes, la vie de Mohammed n'est pas un exemple, mais Jésus, existant ou inventé, est la réconciliation du Dieu avec l'Humanité, l'Aristocratie européenne avait transformé une domination violente en une courtoisie injuste mais douce, les bureaucrates de l'Empire chinois étaient recrutés sur concours, et ce ne sont que quelques exemples.

Suivant la tendance mortifère d'une partie de la classe dominante française, Michel Onfray a un complexe d'intellectuel face à la grossièreté barbare. Il rejoint sur ce plan un autre pessimiste : Eric Zemmour.
Il y a un paradoxe à penser que seuls des brutes seraient capables de créer une civilisation. Les guerriers ne sont pas tous psychopathes. Il y a un mauvais roman qui prétend que douceur rime avec décadence. Il faut renverser ce goût des ruines apparu chez nous au milieu du 18è siècle. L'alliance de la force et du droit est possible, on le sait bien. il faut défendre activement ce qui fait la qualité de la vie. (1)
D'ailleurs, Onfray n'hésite pas à critiquer la gauche bien-pensante des média fascinée par les racailles des cités. Il ne pactise pas avec les communautarismes racistes du Bondy Blog, par exemple. Il se moque de l'islamophobie, mais on dirait qu'il admire la vitalité du fascisme islamique. Il est vrai qu'il ne fait que reprendre la thèse de Samuel Huntigton sur le choc des civilisations.
On peut penser qu'il est limité par son parcours et son attachement à celui-ci. On comprend qu'il soit redevable à ses parents (comme chacun), au système républicain qui a permis son ascension sociale, à la gauche qu'il suppose à la base de ce système et à la défense des gens simples. On comprend aussi qu'il ait un compte à régler avec une éducation en partie religieuse.
Il rejoint Pierre Bourdieu dans la volonté de ne pas trahir des parents pauvres, sans voir qu'une fois la promotion républicaine obtenue, ce déterminisme familial leur assure une célébrité facile.

Il se trompe cependant quand il dit que la (ré)invention du libre-arbitre par le christianisme servit d'abord à culpabiliser. Comme souvent ceux qui ne font qu'imaginer les dirigeants du monde, il assimile ceux-ci à des chefs de bande, ce qu'ils sont parfois, mais rarement (Les mafias sont en général à un niveau inférieur - sauf en Russie et dans quelques autres états). On peut critiquer les dirigeants tout en reconnaissant qu'ils évitent les petits calculs.

On aimerait bien qu'il soit un peu moins masochiste. On ne peut se satisfaire de regarder disparaître ce que l'on défend, par exemple les combats des philosophes grecs ou des médecins européens fondateurs de l'athéisme moderne.
Ne s'agit-il que d'une posture, celle d'un résistant face aux collaborateurs du pouvoir ? Ce serait contradictoire avec sa critique du dualisme. Même si elle se dit de gauche, la position de l'individualiste qui regarde le monde décliner a été plutôt qualifiée d'anarchisme de droite. Voilà qui n'aide pas sa salutaire critique d'une certaine gauche.
L'opposition serait plutôt entre ceux qui acceptent ce monde tel qu'il est, avec ses chaires de philosophie et la possibilité de le réfuter "globalement", et ceux qui veulent le changer, ce qui suppose se salir les mains dans les contraintes complexes des choix de la réalisation. N'oublions pas non plus que les résistants de la seconde guerre mondiale, fantômes plus ou moins invoqués, n'ont pas hésité à s'organiser, à agir avec l'armée américaine ou anglaise, et à reconstruire le pays avec des plans pour installer le welfare state qu'il ne suffit pas de regarder mourir.
Michel Onfray manque visiblement de pratique, de connaissances pratiques et, plus grave, il s'en contente. Le monde ne s'améliore pas de lui-même. Il demande des actions et des renversements.
Il n'y a pas de défaut en soi à tendre à la facilité, sauf si c'est se dédire soi-même.

Son pessimisme est un idéalisme pervers, qui désespère ceux qui se reconnaissent dans ses choix, sympathiques mais un peu capricieux.
Sa revue "Front populaire" semble avoir enfin trouvé une arme : la souveraineté. C'est à suivre, mais les "souverainistes" déclarés n'ont pas particulièrement tracé une voie nouvelle.
Pour quelqu'un qui dénonce les intentions des dirigeants et qui n'est pas loin d'y voir des volontés complotistes, il méconnaît étonnamment l'usage du Nationalisme.

Ses erreurs sur l'histoire sont significative de la méconnaissance volontaire d'une posture radicale. Cette position de spectateur donne parfois dans le complotisme :
- Ainsi, De Gaulle avait certes une "idée de la France", mais aucun tropisme démocrate. Sa trajectoire maurassienne, ainsi que sa défense de l'empire étaient encore présents dans son pouvoir présidentiel.
- Le mouvement de 68 qui voulait faire de la vie une aventure ne se retrouve bien sûr pas chez les gauchistes arrivés, et n'apparaît plus chez l'étudiant qui ne discerne de l'histoire que ce que les vainqueurs en disent.
- Croire que la gauche a perdu son âme en 83, c'est lui prêter une morale qu'elle avait oubliée depuis longtemps. C'est le parti de sauvegarder ce qui avait échoué et d'oublier les leçons de cet échec.
- Hurler avec les loups contre le libéralisme n'en éclaircit pas le concept. Mélanger libéralisme social et économique n'est pas digne d'un philosophe. Le néo-libéralisme est une trahison de celui-ci.
- L'Europe s'est limitée à l'économique, mais c'est faute de propagandiste politique. De Gaulle a une immense responsabilité dans l'abandon des volontés supranationales (et croire dans les thèses de Philippe de Villiers n'est pas signe d'une bonne connaissance).
- Il se trompe également quand il fait de la France une colonie américaine après 1945 parce que ce mouvement commence en 1918 et 1945 n'en est que la suite. La résistance a pu s'appuyer sur les U.S.A. et ce n'est pas ceux-ci qui sont responsable de l'effacement du pays.

Le matérialisme a son esprit qu'Onfray n'évoque pas. Pour s'opposer à l'idéalisme, comme il le prétend, il faudrait partir de la pratique, mais laquelle ?

Onfray est une encyclopédie de philosophie à lui seul, mais ça ne débouche sur aucune résolution. Ce n'est qu'un point de départ, et encore faut-il le nettoyer de ses opinions. Parce qu'ensuite, son attachement à cette France "classique" et son savoir populaire l'empêche de distinguer dans ce qui arrive les facteurs de régression de ceux d'émergence d'un ordre plus humain. Certes, il y a eu une perte, mais elle ne date ni de 2005, ni de 1983, ni de 1968. C'est plutôt la guerre de 1914 qui va décimer l'Europe, la ruiner et rendre fragile sa domination. La suite est connue, avec la reprise en main par les U.S.A., le rattrapage artistique de ceux-ci et la montée en puissance de ses propres contradictions. On en est là, et quelque chose de plus abouti peut sortir de la mondialisation, même si le peuple américain en a eu peur et a voté pour Trump. Il faut comprendre que les forces qu'Onfray voit venir : l'Islam, la Chine, l'Inde ou la Russie sont elles-mêmes malades, et sans doute encore bien plus que l'occident. La crise de la satiété est générale, par dessus la crise des ressources, et toutes les civilisations doivent la dépasser. Ce n'est pas le moment de baisser les bras.

Certes, il y a du fantasme dans les idées de déclin qui sont dans l’air. Cependant, certains faits sont bien des indicateurs de défaillance de notre société : la pratique et la richesse de la langue entre autres exemples. Ces défauts ne sont pas des chances. Et surtout, ils auront des conséquences. Face aux polémistes déclinistes ou anti-déclinistes, on peut leur demander comment, à leur avis, ces faiblesses vont être corrigées. Au mieux, ce sont les français (et les européens) eux-même qui modifieront leur trajectoire, au pire, cette correction viendra de l’extérieur. On s’est moqué avec raison de l’ancienne théorie physique de l’horreur du vide, mais celle-ci ne faisait que de l’anthropomorphisme et la nature qui a horreur du vide, c’est la nature humaine. Disons nous bien que si nous ne nous corrigerons pas, d’autres s’en chargeront. Le bas empire romain n'était pas une époque heureuse.

Oublions un peu les idées de décadence pour prendre un exemple concret : Mes arrières grands-parents étaient instituteurs dans un petit village de Bourgogne, vers 1900. Nous avons encore des cahiers d’écolier en vrac, de ces enfants de paysans journaliers qui formaient l’essentiel du village. Tous sont bien écrit : calligraphiés et avec peu de fautes d’orthographe et de grammaire, clairement notés par les « maîtres ». Ces enfants postulaient au brevet, et presque certainement aucun n’a passé son baccalauréat. Ces copies contiennent des leçons de morale aussi bien que des explications scientifiques. C’est dire que tout un peuple pouvait comprendre les textes officiels et plus généralement, la marche du monde. Cette aisance dans le monde n’est plus partagée aujourd’hui. Lorsqu’une part si importante de la jeunesse est incapable d’articuler une médiation ou une phrase longue, ça veut dire que seule une aristocratie maîtrise les tenants et aboutissements de l’évolution sociale. Nous allons vers un modèle anglais de société multiculturelle, dans laquelle l’élite passe par les écoles privées et se reconnaît facilement par le langage. (t'as dis quoi en fransai ?)

L'opposition entre l'immanence et la transcendance n'est pas l'opposition entre la religion et l'athéisme. C'est reconnaître que quelque chose dépasse l'individu. Après, certains sont fatalistes et considèrent que nous n'y pouvons rien, tandis que les autres pensent que notre vie et notre action influe et fait évoluer ce monde, ce qui entraîne aussi que nous en sommes responsable. Il semble que Michel Onfray refuse cette responsabilité. C'est d'ailleurs cette absence de destin qui amène les Français à ces idées de déclin.

Comme on dit, parfois Onfray mieux de se taire.



(1) "Le civilisé, c'est le barbare qui a réussi ; le barbare, le civilisé qui a échoué. Aucune civilisation ne s'est jamais construite avec des saints et des pacifistes, des non-violents et des vertueux - des gentils garçons ... Ce sont toujours des gens de sac et de corde, des bandits et des soudards, des tueurs sans pitié, et des assassins au long cours, des tortionnaires et des sadiques qui posent les bases d'une civilisation. Derrière Jésus, les enfants de choeur sont gens de plume ou de pinceau, tout juste bons à faire des poètes et des écrivains, des artistes et des philosophes ; derrière saint Paul, les créateurs d'empires sont gens de glaive et de potence, de bûchers et de culs~de-basse-fosse. Les premiers décorent les édifices bâtis par les seconds" et "Ne comparons pas les civilisations, elles sont incomparables. Mais en dehors des détails pris par la puissance, détails dont la description constitue si souvent ce qu'il est convenu de nommer l'Histoire, elles sont toutes réductibles à un même principe : son flux est une éthologie activée sur de grands espaces. La philosophie de l'histoire coïncide avec une éthologie planétaire qui met des forces en lutte. Ce qui vainc n'est jamais le plus juste ou le plus vrai, mais le plus fort, le moins faible. On ne gagne pas avec la vérité la plus vraie ou la justice la plus juste, mais avec la force la plus forte. Or la force ignore le Bien et le Mal. Quand la force vainc, on nomme Bien ce qui a vaincu, parce qu'il a vaincu, et non parce qu'il s'agit du Bien. Dès que cette force se montre la moins forte et qu'elle succombe, on dit du vaincu qu'il était dans le camp du Mal. Dans cette logique éthologique, le Bien nomme ce qui a vaincu ; le Mal, ce qui a perdu." Le dictionnaire de Michel Onfray p.44
C'est négliger l'influence des décorateurs, et de celui qui dit le vainqueur. Si l'empire naît sous la violence, il s'établit avec la femme. Cette apologie de la "loi de la nature" a été démentie depuis longtemps par l'éthologie et l'on sait que les espèces qui s'imposent ne sont pas les plus violentes, mais les plus prolifiques. C'est le génie du christianisme de mettre la force au service de la faiblesse. La Mafia qui fait l'inverse n'aurait jamais pu créer notre civilisation. Elle ne peut que la parasiter.