CONTRECOURBE Propositions - Documentation - Recherches. Mail : contact@contrecourbe.eu

La manipulation de l'opinion

RAPPEL : Toute dénonciation de la manipulation se fait attaquer comme si elle était une apologie de la naïveté, voire d'obscurs intérêts. Un cynisme opportuniste considère facilement que l'on ne va pas contre des rapports de force. C'est l'idée que les points de vue sont fixes et ne communiquent que par la violence.
Cependant, le premier ressort de l'opinion est de vouloir comprendre. Le manipulateur va l'aider à sa façon. Rappelons que la sensibilité au conditionnement est une marque d'intelligence.
La propagande prétend mettre en lumière un point de vue, mais son éclairage la rend douteuse. Sa présence obscurcit le jugement, qui ne se sent plus libre ; c'est que la liberté n'est pas donnée, mais à acquérir. La publicité et ses techniques ont pour but d'empêcher de prendre des décisions rationnelles. Elle s'oppose à la démocratie qui demande la contradiction.
Perception, opinion, sensations sont particulièrement manipulables, c'est pourquoi l'hypersensibilité, l'intolérance sont faciles. Il y a une propagande consensuelle, un air du temps, une "moraline" disait Nietzche, qui veut diviser le monde en deux camps et qui condamne irrémédiablement l'un.
C'est bien pratique.
La vie n'est pas si simple, et ceux qui sont à l'oeuvre derrière cette moraline le savent bien, mais se servent de ce besoin d'explication présent chez chacun. Après le grand incendie de Rome, Néron a laissé accuser les chrétiens. Aujourd'hui, on parle du prix de la paix sociale ...
On se souvient que "il ne faut pas désespérer Billancourt" a justifié toutes les trahisons.

Nous savons bien qu'il n'y a pas de message sans forme, pas de signifié sans signifiant. Laissons les structuralistes à leurs jouets. Il est difficile de dire où commence la manipulation et qui ne la pratique pas, peu ou prou dans ses rapports avec les autres ne serait-ce que pour se faire aider ou aimer. "Ainsi, il est fréquent de qualifier de manipulation l’emploi de la vieille rhétorique qui vise à convaincre en conduisant le raisonnement d’autrui dans la direction voulue et en suscitant ses émotions : c’est agir à la fois sur un plan logique et sur un plan proprement pathétique : faire éprouver des passions à autrui. Or c’est une chose d’agir sur les gens, directement, par un discours persuasif. C’en est une autre que d’agir sur la situation en organisant de fausses apparences." (François-Bernard Huygue)

Nous ne soutenons personne. Nous critiquons, entre autres, la professionnalisation des média ou de la politique et nous ne trouvons pas normal que ces carrières apportent plus d'avantages que l'indépendance et la compétence l'exigent. Mais là n'est pas notre propos maintenant. La vérité n'a pas de parti. Tout n'est pas bon contre un ennemi. Il ne s'agit pas non plus de participer au lynchage de ces porte-paroles, même s'ils récoltent ce qu'ils ont semé.
Nous ne croyons pas non plus à des complots qui dirigeraient le monde : on voit bien l'incompétence de ces dirigeants. Croire au complot, c'est leur prêter trop d'efficacité.

Gustave Le Bon

On prête à la propagande (ou publicité) une efficacité qu'elle est loin de posséder. Agir sur les sentiments n'a de sens que si l'opinion publique a de l'importance. Si la propangande est plus homogène dans un état coercitif, elle y est moins efficace, devancée par la méfiance naturelle devant le discours sans réplique. Dans le capitalisme, un intérêt objectif commande autant les dirigeants que l'opinion. Ainsi, il peut y avoir une cohérence de la destructuration : cette désorientation correspond à des intérêts, même s'il n'y a ni complot, ni volonté directrice. C'est le fonctionnement seul qui est à l'oeuvre, aliénation des dirigeants eux-mêmes, dans laquelle la vanité a sa place.
Ce lobbying n'existe que dans les démocraties, seuls régimes dans lesquels l'autorité découle de l'influence : "La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique. Ce mécanisme invisible de la société constitue un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre pays. Ce sont les minorités intelligentes qui se doivent de faire un usage systématique et continu de la propagande." (Edward Bernays Propaganda, New York, 1928) Ce lobbying a été partulièrement bien compris par les "woke" qui prétendent refuser l'influence s'ils ne la contrôlent pas.
L'image de la réalité est devenue l'enjeu d'une bataille de pouvoir et les lobbys, les think tank, les publicistes et propandandistes jouent sur l'opinion, confortant le doute structuraliste entre la forme et le fond.

La propagande est fille des sciences humaines et de la connaissance des sentiments populaires. L'idée et l'utilisation d'images, de messages et d'une manipulation du public par une connaissance de ses motivations est une des clés de la culture actuelle. L'opium du peuple, c'est aujourd'hui la propagande politique, culturelle, économique, dont l'arme la plus efficace et l'illusion la plus insidieuse sont de nous persuader que les signes sont les choses.

Chacun sait qu'en cas d'agression, il ne faut pas trop compter sur la Police. Tout au plus acceptera-t-elle de prendre votre plainte le lendemain et beaucoup de femmes n'iront pas dans un commissariat le lendemain d'un viol. Si un proche vous veut du mal, un avocat à son service pourra vous inquiéter et ruiner votre réputation avant que vous ne puissiez vous défendre. Il pourra faire traîner votre dossier suffisamment longtemps pour que vous (ou vos héritiers) acceptiez n'importe quoi pour en finir. Si vous êtes sur le trajet d'un déséquilibré ou d'un asocial violent, tant pis pour vous. Si votre tête ne revient pas à un juge d'instruction, vous êtes mal. Si un journaliste écrit un papier sur vous ou simplement vous utilise comme motif d'une de ses vertueuses indignations, attention à l'image que vous donnez et qu'il va utiliser dans un but qui vous dépasse. Quand vous êtes contrôlé par la Police, vous savez bien que vous avez intérêt à être poli. Quand vous êtes interrogé par la presse, il faut savoir dans quel but. Malheureux figurants d'émission de télévision dont les codes ne correspondent pas à ceux de l'antenne ! Sans changer, vous pouvez passer de l'état de victimes d'un capitalisme xénophobe à plouc arriéré dans le grand zap du spectacle.
Il y a un pays légal et un pays réel. Cette division est bien connue. Ce qui l'est moins, c'est l'évolution spectaculaire de cette opposition. Il y a ainsi un pays bavard, visible, bien pensant, moralisateur, forcément inclusif et dont l'évidente bonté frise l'arrogance (mais des spécialistes travaillent à maîtriser celle-ci ...) et un pays silencieux, privé, périphérique, déplorable et moisi, misérablement localisé. Et malheureusement, ce dernier pays est abandonné à la concurrence sauvage, au chômage, à la précarité, au non-enseignement du français et de sa culture, pendant qu'il est en même temps sermonné de bien se tenir. (Christophe Guilluy l'a bien décrit)
Cette division va permettre à ceux qui maîtrisent l'information de diaboliser leurs adversaires.
La société repose sur le partage d'évidences : "la philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous apparaît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter" Aldous Huxley

En 2017, l'assassin de deux femmes de Marseille avait été condamné et n'aurait pas du se trouver libre.
Nordahl Lelandais a été arrêté après voir tué au moins deux personnes dont une petite fille, mais on apprend que des plaintes contre lui se sont accumulées pendant dix ans. Cela veut dire que si votre voisin menace de vous tuer, vous devez attendre qu'il soit soupçonné d'un véritable crime pour en être soulagé ...
A côté de cette réalité glauque, le monde spectaculaire est sommé de présenter un visage lisse et parfait. On mélange des indignations parfois fondées sur l'intolérance avec les scandales criminels. Un viol est mis sur le même plan qu'une remarque sexiste. Comme il n'y a pas de société sans criminalité, on se rassure avec le spectacle d'une chasse aux sorcières. On exorcise par le feu. "Quand c'est flou, il y a un loup", dit la meute sur les réseaux sociaux.
C'est à se demander si l'indignation ne remplace pas l'action, si la mobilisation de l'opinion sur un point ne cache pas l'inaction sur un autre.

Deux forces sont en lutte. Il y a dans le même temps un langage officiel de moralisation qui veut diriger la population (et celle-ci résiste), et un besoin de morale (tout court) qui devrait s'imposer aux puissants. C'est l'espace d'un rideau de fumée, d'une méconnaissance des deux parties, organisée par la conservation des organisations. (S'il y a bien lutte des classes, c'est la lutte d'une classe pour dominer les autres.)

Tout ceci pour établir que les procédures peuvent être parfaites, l'exécution ne le sera pas ; et ceux qui demandent des procédures parfaites justifient leur distance avec le travail. L'opinion des gens modèle leur rapport (ou leur absence de rapport) à la réalité.
Cette distinction s'applique quotidiennement pour la vie de chacun. Ainsi, la sécurité, la justice, les services publics sont des données intangibles pour tout un chacun, tandis qu'ils représentent des possibilités pratiques pour d'autres. Les lois sont faites par les uns et pour les autres. La démocratie pure n'existe sans doute pas (encore qu'en Suisse chaque citoyen puisse demander un vote ou se faire respecter par la police par exemple), comme la dictature la plus absolue (peut-être celle des Khmers rouges) a besoin d'un soutien populaire.
La primauté des droits fondamentaux, comme la sécurité, sur la morale du temps est un signe de démocratie. Le fait que les lois s'appliquent sur tous également. On voit ainsi que la démocratie peut s'opposer au jugement populaire.

On sait qu'il est interdit de traverser hors des clous, mais on peut le faire. et l'état n'a pas les moyens de faire respecter toutes les décisions qu'il prend, souvent uniquement pour la forme. Dans cet espace de tolérance, les citoyens trouvent une respiration, tandis que l'état trouve les moyens d'actions ponctuelles que demandent parfois des buts particuliers. C'est dans cet esprit que la République française a prévu que les élus ont des moyens discrétionnaires, mais limités par quelques contrôles, que la justice doit être indépendante, que les gens enquêtés sont présumés innocents, que les gouvernements doivent respecter la constitution, par exemples.
Ces fictions sont débordé par l'invention et le merveilleux perfectionnement de la propagande. Le spectacle se joue de ces principes républicains. Dans ce jeu de dupes, si tout le monde est présumé honnête, les récompenses vont souvent à ceux qui ne le sont pas. C'est ainsi que la réclamation de procédures toujours plus coercitives donne un vêtement brillant à ceux qui ne font rien pour le mériter.
L'intimidation est un moyen légal d'agir illégalement. Tout le monde a le droit de menacer d'un procès, mais tout le monde n'a pas l'argent et l'énergie pour se battre.

Dans la posture morale des élus intervient donc une part d'hypocrisie, parce qu'ils savent que tout ne peut pas être dit et qu'ils ont besoin d'une autonomie par rapport à l'opinion de leurs électeurs. Cette part d'hypocrisie est datée, et ce qu'on peut dire à un moment n'est plus admis à un autre. C'est pourquoi la présidence de Hollande, avec son discours de morale, est monté d'un niveau dans cette hypocrisie. Gouvernement "exemplaire", il aura cumulé une suite invraisemblable de scandales. Si le plus connu est celui de Jérome Cahusac, il ne faut pas oublier tous les autres, dont par exemple un des premiers : l'intervention personnelle du chef de l'état (responsable de l'indépendance de la justice) envers un juge qui devait statuer sur une plainte de Valérie Trierveller. Concernant la Justice, on aura vu avec le "mur des cons" l'influence du choix des personnes (et la diminution de l'objectivité des serviteurs de l'état). On peut en même temps avoir un discours sur une morale irréprochable et mettre en poste des gens dont on connaît leurs orientations. C'est le gouvernement de l'état des choses, bien connu du "socialisme scientifique" du camarade Staline. Il n'y a rien là que de la "bonne guerre" peut-on penser. C'est oublier que nous sommes à un moment où le doute quand à la république, à la démocratie, à l'indépendance de l'état est en train de faire basculer nos sociétés. Si celles-ci se vengent en élisant des Trumps ou des Le Pen, ce sera le dernier cadeau que nous auront légués ces pseudos élites bien pensantes et passablement corrompues. L'idée que la corruption est uniquement liée aux questions d'argent est d'ailleurs un de leurs camouflages.

Ces campagnes de moralisation se sont prolongé par des lois spectaculaires de moralisation. Elles sont révélatrices d'un saut qualitatif qui nous éloigne de la démocratie. On sait que celle-ci ne se résume pas à un vote, mais qu'elle vit dans le respect et l'action des citoyens et de leurs associations. Dans l'expression de la Nation, dans la vie quotidienne, dans les choix d'orientation, il y a toujours deux voix : celle du gouvernement, c'est à dire souvent celle d'une classe dominante ou au moins d'une superstructure qui veut se maintenir, et celle du peuple, sorte de brouhaha plus ou moins contrôlé par la première. S'opposent alors deux conceptions de la société que l'on peut caricaturer ainsi :
- la conception fasciste, mais aussi simplement publicitaire, renvoie au peuple une version crédible de son discours, unitaire, épurée et orientée par le pouvoir pour renforcer celui-ci,
- la conception démocratique obéit à l'organisation issue du discours populaire, incluant forcément des contradictions, selon la structure que le pays s'est donné.
Autrement dit, le gouvernement sert le peuple (c'est le sens des mots ministre, député ...) ou le conduit (en allemand, Führer veut dire conducteur, timonier, dirigeant). La propagande dans ce cas vise à tromper et non à éclairer.
L'appétit de cohérence face à un monde aléatoire fait le lit d'une violence moralisatrice.

Si la justice a son fonctionnement, avec le contradictoire et l'obligation de preuves, par exemple, il n'en est pas de même pour la presse, comme on l'avait déjà vu avec Strauss Kahn. Les soupçons sont bien plus efficace que la justice. En contrepartie, quant un homme est arrêté en flagrand délit d'une attaque à l'arme blanche, les média parlent d'un présumé coupable.
"Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose, disait Voltaire."
Ne s'agit-il pas, en définitive, d'un sursaut désespéré de cette classe dominante à l'agonie depuis 68 ? Ils ont commencé leur carrière sur le cadavre de la révolution, ils la terminent en s'enfermant dans leurs bunkers. L'anthropocène donne une place prépondérante à l'industrie de la persuasion : la nature doit s'adapter à la publicité. Quand un ministre avoue lui-même sa "phobie administrative", la Société du Spectacle est arrivée au point où l'apparence est totalement déconnectée de la réalité : le message s'est autonomisé, victoire finale des structuralistes.
C'est à se demander s'il n'y a pas une loi qui voudrait qu'une domination éhontée a besoin d'une publicité moralisante, selon l'invention de Gustave Le Bon et la dénonciation de Georges Orwell.

Cette "influence" n'est ni nouvelle ni uniquement française. Quand les Etats-Unis utilisent une clause de déterritorialisation pour imposer des amendes à des firmes étrangères, comme on l'a vu pour la Société Générale ou pour Alstom, c'est une guerre économique qui se cache derrière des prétextes. L'abondance des avocats américains révèle la forme du pouvoir moderne.
Il faut donc distinguer dans cette manipulation de l'opinion ce qui est prétexte, camouflage et ce qui est influence, message. Il y a souvent une part de vérité dans ces "communications", ce qui les rend plus puissantes. Cette part de vérité se prétend l'essentiel du fait décris, alors qu'elle justifie un message global. Intervenir sur l'opinion n'a jamais été interdit dans les démocraties. La calomnie est condamnable, mais parfois difficilement combattable. On en revient à l'obligation de vérité, et à sa défense comme principe premier de la démocratie.

Si les états totalitaires ont dès le début voulu intervenir sur l'opinion, ce n'est que récemment que les démocraties l'ont fait à la même échelle. L'information devient ainsi, comme en temps de guerre, un espace tendu. La Guerre du Golfe et l’effondrement de l’URSS (1991) ont été un choc pour les dirigeants iraniens et chinois, qui ont perçu la supériorité américaine dans le champ informationnel comme une menace existentielle pour leur régime. Avant même 2001, la Russie, la Chine et l’Iran se considéraient ainsi en guerre pour la survie de leur régime respectif. Le principe est de surveiller l'interêt national, voire de l'exporter en constituant des réseaux d'influence permettant de prendre pied dans les média dominants. L’enjeu de cette bataille est l’opinion publique, dont il s’agit d’influencer et conditionner les perceptions, en produisant des narratifs déstabilisants. Tous les moyens publics et privés de la Russie sont alors mobilisés dans le but d’accélérer la "décomposition" des sociétés démocratiques, en y encourageant les dissensions préexistantes et le chaos, en y amplifiant la défiance envers les institutions établies, et en y fragilisant le "régime de vérité", c’est-à-dire le cadre d’énonciation de ce qui est vrai et ce qui est faux, dans le but de priver les citoyens occidentaux et leurs dirigeants de la capacité de prendre des décisions rationnelles. La fabrique de la défiance et du doute est un travail de longue haleine, poursuivi par le KGB depuis les années 1950, mais qui a soudain été accéléré par les possibilités offertes par les réseaux sociaux, à commencer par Facebook et Twitter, en matière d’amplification et de propagation des contenus et de ciblage des individus les plus vulnérables psychologiquement.

Si les américains sont les maîtres du monde, ils sont concurrencés par le Russes. leur "dezinformatsiya" est une arme redoutable. Jean-Jacques Mevel explique que l'Occident est la cible d’une "guerre hybride", où les fausses informations visent à discréditer les institutions.

Quand le mot "désinformation" vient sur la table, le monde du renseignement renvoie immanquablement à un article paru le 26 février 2013 dans la revue de défense russe VPK (Voyenno-Promyshlennyy Kurier, "Le courrier militaro-industriel"). Le général Valéri Guérassimov, tout juste promu chef d’état-major des forces armées de la Fédération de Russie, y dévoile sa stratégie et trace, graphiques à l’appui, les lignes de force de ce qu’on appellera bientôt en Occident la "guerre hybride". Un conflit où les lignes se brouillent. Où la force militaire n’est plus nécessairement décisive. Et où, sans être en guerre, on n’est plus tout à fait en paix.
"La valeur des outils non militaires dans la réussite d’objectifs politiques et stratégiques s’accroît et, souvent, elle en vient à éclipser la puissance des armes en efficacité", explique le général Guérassimov à destination de ses troupes, du Kremlin et sans doute du reste du monde. La méthode exposée dans VPK passe par "le recours accru des outils politiques, économiques, informatifs, humanitaires et autres". Il est même question d’une 5e colonne. Un avertissement russe ? Sur le papier, le concept n’apparaît pas franchement novateur. De la force de séduction (soft power) à la "guerre totale", les stratégies de puissance jouent de longue date sur toute l’étendue du clavier.
La perception de l’article de VPK change brutalement en mars 2014, avec le débarquement en Crimée des "petits hommes verts". Ces troupes sans drapeau, sans signe distinctif mais encagoulées et parlant russe, verrouillent l’annexion d’une partie du territoire ukrainien. Le Kremlin passe de la théorie à la pratique. Les morts ne se comptent que sur les doigts d’une main, mais une frontière reconnue est transgressée. Dans l’est de l’Ukraine, la sécession armée du Donbass, plus violente, fournira peu après un autre exemple de conflit pour lequel Moscou décline toute responsabilité, la main sur le cœur. Hybride, cela veut dire aussi tromper la paternité ...
Trois ans plus tard, ce ne sont plus les commandos en treillis vert, mais les "trolls" qui sèment le trouble en Occident. Ces esprits-là, encore plus malveillants que leurs aïeux scandinaves, sèment la rumeur, la zizanie et les fausses nouvelles dans la jungle du Web. Ils se reproduisent à toute vitesse. À la fin de la campagne américaine, ils ont accusé Hillary Clinton de diriger un réseau pédophile à partir d’une pizzeria de la capitale fédérale. À Berlin, ils ont inventé le viol de Lisa, 13 ans, puis déclenché des manifestations anti-réfugiés jusqu’à la Chancellerie d’Angela Merkel. En France, ils ont nourris une campagne vicieuse sur la vie privée d'Emmanuel Macron lorsqu'il était candidat.
Personne ne peut établir avec certitude que les trolls sont aux ordres du Kremlin, à l’instar des petits hommes verts de Sébastopol. Mais la présomption est lourde. La langue maternelle de ces cyber-créatures est le plus souvent russe, leur adresse informatique mène régulièrement en Russie. Leurs cibles en Occident ont en commun une égale méfiance envers Vladimir Poutine. Pour finir, tout porte à croire que leurs sales coups sont téléguidés.
Les trolls ont même leurs "usines", un réseau de manipulateurs, d’informaticiens et de tâcherons du clavier localisé à Saint-Pétersbourg, la ville du président russe, disent certains renseignements occidentaux. L’Alliance atlantique est l’adversaire désigné du général Guérassimov. Sans surprise, après trois ans de crise ukrainienne, l’Otan reste l’objectif numéro un du cyberbombardement.
Sur le fond, les alliés doivent se défendre d’une légende tenace : l’"encerclement" de la Fédération russe. Un coup d’œil à la carte montre que les seules frontières de contact sont deux pays Baltes à peu près désarmés (Estonie et Lettonie), l’enclave russe de Kaliningrad désormais défendue par des missiles à capacité nucléaire, et quelques dizaines de kilomètres de parc national à l’extrême nord de la Norvège. C’est peu pour la prise en tenaille d’un pays continent doté de 20 000 km de frontières, d’une armée active de 750 000 hommes et d’un arsenal de missiles intercontinentaux revigoré.
Qu’importe. Le 9 janvier 2019, citant des "médias" occidentaux, l’agence d’État russe RIA Novosti diffuse une dépêche annonçant le prochain déploiement de 3 600 chars de combat de l’US Army en Europe. C’est plus de 40 % de l’arsenal américain ! La source ? Global research.ca, le site d’un soi-disant think-tank canadien, anti-Otan, pro-Poutine et surtout spécialisé dans les conspirations. À destination de l’audience allemande, la chaîne publique russe RT-Deutsch (groupe Russia Today) parle de 2 000 blindés américains seulement, mais ce ne serait qu’un début, un "signal lancé contre Moscou". Ce double "canard" est parti cinq jours plus tôt d’un site d’information basé à Donetsk, la capitale officieuse des séparatistes russophones du Donbass : "Déploiement massif de l’Otan : Washington expédie 3 600 tanks contre la Russie." Le siège a commencé...
À Bruxelles, l’Alliance dit être confrontée à une hausse de 400 % en trois ans du volume de la désinformation. Sur son site Web, l’Otan a catalogué 32 "mythes russes", du détournement de réalité sur le Kosovo en 1999 à la prétendue libération de la Crimée en 2014. Quant à l’US Army, elle a effectivement débarqué des chars lourds M1A1 Abrams à Bremerhaven en janvier. Mais ils étaient 87 en tout, destinés à "rassurer" la Pologne et les États baltes face aux manœuvres répétées du Kremlin, assure la porte-parole de l’Otan Oana Lungescu. Pour la même mission, 4 chars français Leclerc seront bientôt dépêchés en Estonie (sous commandement britannique), puis en Lituanie (sous commandement allemand).
"La propagande soviétique procédait de la même façon à son âge d’or, dit un professionnel chargé de débusquer le bidonnage à grande échelle : d’abord faire germer un bobard dans un journal occidental, puis utiliser ce dernier comme source crédible dans les médias du régime, afin d’étayer ses propres thèses. Mais il y a une grosse différence : la vitesse de propagation et la multiplicité des canaux de l’Internet permettent aujourd’hui de franchir à peu près tous les filtres. Le reste est affaire de copier-coller. Ce n’est pas non plus un hasard si la machine à désinformer tourne à plein régime le week-end, quand les rédactions occidentales sont dégarnies ..."
En Russie, l’audience est à peu près captive depuis que Vladimir Poutine a réduit ce qu’on appelle la société civile à la résistance passive. Le système régente le message à peu près partout, des médias aux ONG, des universités aux "think-tanks", sans oublier le Parlement et bien sûr les banques. La méthode s’est ensuite étendue dans le reste de l’ex-empire soviétique, par le biais d’une langue et de réseaux partagés. Plus récemment, dans les Balkans surtout, elle s’est élargie jusqu’aux limites de la prétendue "fraternité orthodoxe", faux-nez de la sphère d’influence désirée par Moscou. Des pays Baltes jusqu’au cœur de l’Allemagne, cette propagande gagne encore parmi des millions de russophones natifs, immigrés ou expatriés.
'Toute nation aspire à être bien vue de ses voisins. La Russie, elle, a choisi une voie qui n’a rien à voir avec la BBC, l’Alliance française ou le Goethe Institut, explique Vit Novotny, coauteur tchèque d’un rapport fouillé sur la propagande externe du Kremlin. Il ne s’agit pas de pousser une image positive, mais de saper la confiance à l’intérieur des démocraties européennes et d’afficher, sans se déclarer, sa capacité de nuisance."
La dezinformatsiya installe le doute sur les faits établis, discrédite les hommes et les institutions qui gênent. Elle enfouit l’évidence sous des strates de rumeurs et de contre-vérités. "Dévoiler les dessous de l’histoire !", c’est l’ambition affichée par Sputnik, portail radio/Internet qui sème le trouble dans une trentaine de langues. Sous la coupe de l’État russe, c’est un cousin de Russia Today.
La machine à obscurcir les faits grâce à des versions "alternatives", parfois délibérément contradictoires, a tourné à plein régime à l’été 2014, après la destruction du vol MH17 de la Malaysia Airlines par un missile tiré du sol, au-dessus de l’est séparatiste de l’Ukraine (298 morts, en majorité néerlandais) : la CIA aurait fait le coup, comme le 11 septembre 2001 à Manhattan, cette fois pour discréditer le Kremlin. Un chasseur ukrainien aurait abattu l’appareil, qu’il croyait être celui du président Poutine. Le Boeing 777 aurait décollé d’Amsterdam-Schiphol déjà chargé de cadavres, etc. Le premier ministre néerlandais Mark Rutte a une définition bien à lui de la désinformation : elle consiste "à jeter de la boue dans l’eau claire afin de prétendre ensuite qu’elle est sale".

On connaît la suite, avec la "libération" de l'Ukraine. On voit cependant avec Zelensky que la propagande est partagée et que la vérité y a sa place.

La différence réside sans doute dans la maturité contre l'imagination : "Plus sa teneur scientifique est modeste, plus elle s’adresse exclusivement aux sens de la foule, plus son succès sera décisif. Ce dernier est la meilleure preuve de la valeur d’une propagande, beaucoup plus que ne le serait l’approbation de quelques cerveaux instruits ou de quelques jeunes esthètes. L’art de la propagande consiste précisément en ce que, se mettant à la portée des milieux dans lesquels s’exerce l’imagination, ceux de la grande masse dominée par l’instinct, elle trouve, en prenant une forme psychologiquement appropriée, le chemin de son cœur. Que ceci ne soit pas compris par ceux qui chez nous sont censés atteindre le comble de la sagesse, cela démontre seulement leur paresse d’esprit ou leur présomption
Il est absurde de donner à la propagande la diversité d’un enseignement scientifique. La faculté d’assimilation de la grande masse n’est que très restreinte, son entendement petit, par contre, son manque de mémoire est grand. Donc toute propagande efficace doit se limiter à des points fort peu nombreux et les faire valoir à coups de formules stéréotypées aussi longtemps qu’il le faudra, pour que le dernier des auditeurs soit à même de saisir l’idée. Si l’on abandonne ce principe et si l’on veut être universel, on amoindrira ses effets, car la multitude ne pourra ni digérer ni retenir ce qu’on lui offrira. Ainsi le succès sera affaibli et finalement annihilé. Ainsi plus le contenu de l’exposé doit être ample, plus est nécessaire la justesse psychologique dans la détermination de la tactique" (Gustave Le Bon)